DIS, C'EST LOIN L'HORIZON ?

C'est l'histoire d'un bateau qui se raconte à travers la prose de sa Moussaillonne, qui n'est autre que notre présidente en personne ! Dominique Mathieu-Vérité, dite "Marsupiette". 

Un récit inédit - à plusieurs acteurs, tous des personnages existants ou ayant existé (voir ci-dessous)- à savourer au fil des semaines!

 

Deux héros principaux du récit: Le Capitaine et sa Moussaillonne
Deux héros principaux du récit: Le Capitaine et sa Moussaillonne

Les personnages:

Le Capitaine : mon créateur et époux de la Moussaillonne.
La Moussaillonne : ma créatrice et épouse du Capitaine.
Marsup : moi, le narrateur, Marsup de Loupiac, voilier fait d'acier. 12 mètres de long, 4 de large, 11 tonnes tout équipé. Architecte : Dominique Provins. Nom de famille : Alix.
Mon cockpit central est rassurant et ma quille courte (90 centimètres), mais longue, me permet de naviguer avec moins de 2 mètres d'eau sous moi. Gréé en cotre, j'ai deux
voiles à l'avant : un génois et une trinquette.
Gontrand : moteur inboard à refroidissement par échangeur
(l'eau de mer refroidit l'eau du moteur), 32 cv, famille MWM.
Castagnette : moteur hors-bord, 4 cv, famille Évinrude.
P'tit Canote : annexe gonflable, 2,30 m, famille Achille.
Rantanplan : ordinateur portable, premier gardien des cartes marines informatisées, famille Toshiba.
Nyctalope : radar, famille Furuno (décédé en 2013).
Nyctalope Junior : radar de la même famille que son prédécesseur.
Théorème : secteur de barre, famille Goïot.
Pythagore : pilote automatique, famille Autohelm.
Tim : radeau de survie, famille Plastimo.
Hoshi : Gps fixe, famille Furuno.
Ballade : voilier de 13 mètres, construction amateur, mon ami.
Kumari : voilier de 38 pieds, famille Hallberg Rassy, mon premier amour.
Tournesol : véhicule automobile, famille Renault (décédé en 2012).

 

Voici l'épisode récemment mis en ligne.

 

(Les épisodes précédents sont à retrouver à la fin)

CROISIÈRE À CONTRE-COURANT

Épisode dédié à la mémoire de Tud, l'ami anglais si cher aux cœurs de mes compagnons…

Mai 2005.

- Hello ! Marsup ! Nous revoilà !!!!! Ah ! Comme c'est bon de remettre les pieds sur ton pont !

- Hein ? Quoi ? Qu'est-ce que c'est ???? Eh ! Gontrand, réveille-toi ! Regarde qui est là ! La Moussaillonne et le Capitaine ! Et vu la quantité de sacs qu'ils trimbalent, c'est pour de bon !

8 mois s'étaient écoulés depuis mon retour de Douarnenez.

8 mois pendant lesquels je ne les avais vu passer qu'en coup de vent, soucieux qu'ils étaient de vérifier les bonnes conditions de mon hibernation bordelaise.

- Qu'est-ce que ça fait du bien d'être ici ! me lança la Moussaillonne. Et tu sais quoi ? Le Capitaine est enfin à la retraite ! Les missions de dernière minute qui venaient sans cesse chambouler nos programmes de navigation, c'est terminé ! Cette année, nous allons pouvoir partir l'esprit tranquille. J'ai encore deux semaines de boulot. Après, dès que tu seras réarmé, on largue les amarres pour une croisière d'au moins trois mois, jusqu'à début septembre...enfin, en principe.

- Ouah ! Sacrée balade en perspective ! Laisse-moi deviner notre destination : l'Espagne, ses rias et ses tapas ? Le Portugal, ses plages de sable blanc et son vinho verde ? Le Maroc, ses côtes ensoleillées et ses couscous ?

- Non ! Tu n'y es pas du tout ! Cette fois, ce sera la Belgique, ses dunes et ses moules frites, puis la Hollande, ses canaux et ses fromages et enfin, l'Angleterre, ses ports à prix prohibitif et ses jacked potatoes. Vois-tu Marsup, cette année, notre voyage pourrait avoir pour devise "Les copains d'abord". Début juillet, Carine et Olivier se marient à Lille. Nous avons pensé que ce serait sympa d'y aller avec toi. En regardant les cartes, nous nous sommes rendu compte que le port belge de Nieuwpoort était tout près. Idéal pour une escale prolongée, d'autant plus que Solange et Jean-Pierre ont l'intention de délaisser Paris pendant toute une semaine pour venir visiter la Belgique en notre compagnie. De là, si notre ami Gontrand n'en a pas décidé autrement, nous mettrons le cap sur la Hollande, il paraît que la navigation sur les canaux y est très agréable. Et cela nous rapprochera de Düsseldorf où vivent Alexandra et Pierre. Au retour, nous longerons la côte méridionale de l'Angleterre dans l'espoir de partager, au fil de nos escales, d'agréables moments avec Barbara, Bridie, Tud et leurs amis. Il te plaît notre pro­gramme ?

- Ah oui ! L'amitié, c'est très important, cela doit se cultiver avec soin. Et puis au moins, l'hiver prochain, je pourrai parler d'autre chose que du Golfe de Gascogne avec les copains. Eux, ils vont tous vers le Sud. Ça changera.

- Euh ! À ce propos, on a quelque chose à te dire. Ici, tu as tes habitudes, c'est vrai. Mais, tu ne trouves pas que la pollution atmosphérique va en augmentant, avec des relents d'acide de plus en plus fréquents ? Que les véhicules - en nombre croissant au demeurant - qui empruntent le quai et passent au raz de ta poupe, sont trop souvent conduits par des irresponsables se prenant pour des pilotes de formule 1 ? Que les poissons et les canards se font plus rares dans le bassin ? Que…

- Oh là ! Je te vois venir ! Tu ne serais pas en train de me dire que notre départ de Bordeaux est définitif, par hasard ?

- Eh bien si !

- Mais c'est génial, ça ! La pollution, les fous du volant, les canards et les poissons, évidemment que je suis d'accord avec toi ! Quant à mes copains, les meilleurs sont déjà partis ou en instance. Alors…. Et surtout, ne me dis pas quel sera mon prochain havre d'hivernage, ce sera une surprise.

C'est ainsi que je repris possession de mon équipage qui, début juin, s'installa définitivement à bord. La réadaptation de mes compagnons à mon espace de vie ne se fit pas sans quelques bosses (eh oui, Capitaine, mon mât est pourvu d'une bôme (*) !) et plateaux repas renversés. Mais cela ne dura pas et très vite chacun retrouva ses marques.

Une croisière réussie est une croisière bien préparée. Aussi, c'est avec minutie que mon pont fut nettoyé, mes voiles réinstallées, l'état de mon accastillage (*) vérifié, Gontrand et Castagnette vidangés, mes instruments de navigation testés. Afin de réduire ma consommation électrique, le Capitaine grimpa prestement en haut du mât afin d'équiper mon feu de navigation d' une ampoule à leds.

Théorème dit Théo
Théorème dit Théo

J'avais été inspecté de toutes parts, rien n'avait été laissé au hasard, j'étais fin prêt pour le grand départ, sauf que…

- J'ai l'impression que Pyth et Théo gigotent un peu, c'est normal ça ? Tu es certain qu'ils sont bien fixés ? interrogea la Moussaillonne, regardant alternativement, d'un œil suspicieux, le bras de mon pilote automatique et mon secteur de barre.

Pythagore dit Pyth (solidemment boulonné... photo récente
Pythagore dit Pyth (solidemment boulonné... photo récente

- Tu cherches vraiment la petite bête, toi !!! Pyth est fixé par 3 boulons au lieu de 4 (tu n'en vois que 2, le 3e est masqué par l'isolation), mais il tient parfaitement. Quant à Théo, c'est normal qu'il ait un peu de jeu, il lui faut de la souplesse. 

Théorème (dit Théo) et Pythagore (Pyth pour les intimes) sont inséparables. Lorsque je navigue, ils passent leur temps à effectuer des calculs d'angles pour que je me dirige correctement. Lorsque Pyth est en fonction (c'est-à-dire presque tout le temps, sauf lorsque j'entre dans un port) son bras, monté sur vérin, actionne Théo, sorte de triangle en aluminium fixé à ma mèche de safran. Lorsqu'il est au repos, ce dernier se débrouille seul avec mon barreur. Dans leurs cerveaux il n'y a que formules mathématiques, algorithmes et géométrie. Sous prétexte d'être des intellectuels, ils refusèrent longtemps d'adresser la parole à Gontrand. "Tes discussions de bielles pleines d'huile et de filtres à gazole sont absolument sans intérêt. Et sapristi, quelle haleine épouvantable tu as !" lui déclarèrent-ils un jour. Donc, par solidarité avec mon vieux copain, pendant bien des années, je cessai de m'intéresser à ces deux individus. Et pourtant, leur présence à mon bord est fort utile. En effet, Théo est le lien indispensable entre ma barre à roue et mon safran. Quant à Pyth, s'il n'était pas là, l'équipage devrait se relayer pour me piloter manuellement, ce qui devient rapidement fastidieux, paraît-il.

  Voilà pourquoi l'inquiétude exprimée par la moitié de mon équipage ne me laissa pas indifférent. Peut-être aurais-je dû en toucher deux mots aux intéressés ? D'un autre côté, le Capitaine semblait si sûr de lui. Je décidai donc de ne rien faire, bien que, parfois, il m'arrivait de ressentir quelques pi­cotements  curieux du côté du safran.

Le jour du départ (le 23 juin, pour être exact) arriva enfin. Au revoir, les copains, nous avons partagé de superbes émotions ensemble, mais je ne vous regretterai pas. Je pars pour de nouveaux horizons, pour de nouvelles aventures. À l'autre bout du monde ??? Pas vraiment ! Mais vous savez, il n'est pas nécessaire de parcourir des milles et des milles pour vivre d'inoubliables moments avec le drôle d'équipage que le destin m'a confié. À mon bord, l'aventure commence dès que les amarres sont larguées…et parfois même avant.

Adieu, le bassin à flot ! Adieu les écluses ! Je file sur la Garonne, je rejoins la Gironde, je délaisse Royan, j'atteins l'océan, je vire de bord, cap sur la Belgique.

- Stop !!! Marsup, tu rêves trop vite ! Désolée de te couper dans ton élan, mais s'arrêter à Royan est indispensable, le réservoir de Gontrand est vide. Il ne vit pas que d'amour et d'eau fraîche, il lui faut également un peu de gazole. L'escale royannaise dura 4 jours. Plus qu'il n'en faut pour faire le plein d'un réservoir, si grand fût-il, soit, mais juste assez pour qu'un certain équipage de ma connaissance reprenne des forces. Oui, oui ! Vous avez bien lu "reprenne des forces". 8 heures de navigation au moteur sans facétie de la part de ce dernier, sous un soleil radieux,  et plus personne ??? Justement, il semblerait que le soleil ait été un peu trop radieux pour la Moussaillonne, malgré sa casquette, ses lunettes, son t-shirts, ses chaussettes. Une perfide insolation, tapie derrière un jeune rayon de soleil, s'abattit traîtreusement sur sa délicate personne qui sombra dans un long, long sommeil. 

Ce repos forcé, finalement, s'avéra très utile : non seulement il me permit d'échapper à une petite dépression de passage, mais encore ce fut l'occasion pour le Capitaine de rendre étanche un de mes panneaux de pont qui fuyait, et pour un couple d'amis très chers de venir nous rendre visite depuis La Rochelle.   

Cependant, il ne s'agissait pas de musarder, il fallait atteindre Nieuwpoort avant le 7 juillet, au risque de louper la noce. Au départ de Royan, Éole ne voulant rien entendre de nos imprécations, Gontrand dû s'activer pendant les 13 heures que dura le voyage jusqu'aux Sables d'Olonne. Mais dès le lendemain, il devint plus aimable à notre encontre : son souffle moins asthmatique, judicieusement dirigé, me permit de déployer toute ma voilure et d'atteindre Concarneau en 28 heures, sans trop solliciter mon ami, à la grande satisfaction de l'équipage, un tantinet indisposé par ses vapeurs et ses ronronnements.

- Je sais, je sens mauvais et je suis bruyant. Il faut bien que je respire, quand même ! L'année dernière, à Douarnenez, le Capitaine a été contraint de démonter toutes les cloisons insonorisées qui m'entouraient pour pouvoir atteindre mes pieds malades. Le problème, c'est qu'il a remonté le tout ra­pidement et quelque peu succinctement. Conclusion, j'indispose. À qui la faute ?

- Allez, ne te fâche pas ! Nos compagnons étaient pressés de partir et ils ne t'en veulent absolument pas. D'autant plus que tu es d'une efficacité remarquable. Repose-toi, nous repartons demain dans la matinée. 

Le lendemain, donc, frais et dispos, Gontrand me donna un coup de main pour m'extirper de la baie de Concarneau et atteindre la pointe de Penmarc'h. Puis, grâce à des vents puissants et un courant favorable, malgré 2 ris dans la grand-voile, je filai comme une flèche jusqu'à la Manche que j'atteignis au milieu de la nuit, non sans avoir salué, au passage, les phares et balises jalonnant la pointe de Bretagne, du raz de Sein à l'île d'Ouessant. La sérénité régnant à bord, l'équipage décida de mettre le cap sur Cherbourg, via l'archipel des Casquets.

Rarement navigation n'avait été aussi plaisante. J'eus même le bonheur d'arborer mon magnifique spi asymétrique pendant quelques heures. Bonheur d'autant plus appréciable que pour déployer à l'avant de ma proue ces 90 m² de toile légère qui, à l'époque, n'étaient même pas logées dans une chaussette, mes compagnons durent dépenser une somme d'énergie non négligeable. Sans parler des joutes oratoires fort distrayantes que cette installation engendre généralement. 

 

À l'approche des Casquets, mon spi se retira preste­ment dans ses appartements, tant la mer forcissait et le vent montait. Heureusement, ce dernier ne me soufflait pas en pleine proue, comme il aimait à le faire quand il avait décidé d'être désagréable à mon égard, mais dans une direction qui me convenait parfaitement. Seule ombre au tableau : les courants. Autant ma navigatrice avait pu déterminer l'heure de mon départ de Concarneau pour atteindre la pointe de Bretagne en même temps que le flot favorable, autant, après 24 heures de navigation, seul le hasard était maître de la situation. Et, en l'occurrence, celui-ci faisait mal les choses. Car c'est exactement à contre-courant que je me présentai devant ce redoutable obstacle, en cette fin d'après-midi du 30 juin.

- D'accord, nous avons les courants contre nous, déclara le Capitaine, mais les vents nous poussent dans la bonne direction, et assez puissamment. Nous passerons lentement, mais nous passerons. De toute façon, d'ici quelques heures, les courants s'inverseront. Le principal est de ne pas reculer. Et puis, il n'y a pas d'autre solution. Il serait bien plus dangereux d'emprunter le raz Blanchard. "Patience et vigilance", telle est ma devise du moment.

"Vigilance"…Voici un mot qui colle parfaitement à la Moussaillonne. De jour, elle scrute régulièrement l'horizon, à l'affût de toute embarcation susceptible de me couper la route. De nuit, elle a de longs face à face avec  Nyctalope (Nyck pour les copains), mon radar. Et de jour comme de nuit, une lampe à la main, elle examine régulièrement Gontrand et ses accessoires sous tous les joints : la pompe à gazole ne fuit-elle pas ? L'arbre d'hélice est-il bien étanche ? Ne faut-il pas pomper un petit coup pour vider le puisard1 ? On pourrait, comme le Capitaine, penser qu'à trop inspecter, on trouve toujours quelque chose qui cloche. Soit, mais n'est-ce pas grâce à son ouïe d'une exceptionnelle finesse (et je ne suis pas le seul à le dire, le médecin des oreilles humaines l'affirme également) que ce bêcheur de Pyth n'est pas passé de vie à trépas à quelques milles du phare des Casquets, alors que j'étais ballotté en tous sens ? N'est-ce pas elle qui entendit la première les couinements plaintifs de ce dernier tandis que les boulons censés le plaquer contre la paroi lâchaient prise lentement mais inexorablement ?

- Vite ! Viens voir ! Le pilote se prend pour un culbuto !!! s'exclama-elle soudain.

- Qu'est-ce que tu racontes, encore !! Gloups ! Tu as raison ! Il a l'air mal en point ! On va faire un calage avec des bouquins pour l'empêcher de bouger.

- Ça ne tient pas ! La pression est trop forte ! Et je crains que s'il lâche complètement, il n'endommage également Théo !

- Non, je ne pense pas…Mets le moteur en marche, ça aidera Pyth. Quant à moi, je me prépare à barrer s'il le faut.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Conscient de l'enjeu et oubliant ses griefs à l'encontre de Pyth, Gontrand aspira une grande goulée de gazole, enclencha  son unique vitesse et actionna ses rouages le plus rapidement possible, afin de vaincre les courants malins qui voulaient m'empêcher de rallier Cherbourg au plus vite. Il banda ses bielles toutes la nuit. À l'approche de la pointe du Cotentin, il put enfin se relâcher légèrement, le flot devenant plus affable à mon égard, et, au petit matin, je faisais mon entrée dans la grande rade. Lorsque j'accostai au ponton d'accueil du port de plaisance, le soulagement était perceptible dans toutes les membrures de ma structure. 

Alors, tandis que mon équipage, éreinté, rejoignait sa couchette, pour la première fois depuis bien longtemps, Pyth et Théo s'adressèrent à Gontrand.

- Merci, cher, inestimable moteur. Tu nous as sauvé la vie malgré la méchante façon dont nous te traitions. Empêtrés  dans nos idées préconçues d'intellectuels bornés, nous n'avions pas compris que nos cerveaux, aussi pleins soient-ils, ne valent rien sans tes muscles puissants et ton intelligence pratique. À bord de ce navire, nul sentiment de supériorité n'est de mise, nous sommes tous également utiles, quelle que soit notre tâche. Voilà la grande, l'immense leçon que tu nous donnas cette nuit. Oserions-nous t'implorer de nous pardonner et d'accepter de notre part une amitié sincère ?

Incrédule, Gontrand, fixant les deux compères de ses durites grandes ouvertes, murmura à mon attention :

- Dis Marsup, où ont-ils appris à parler ces deux-là ? Quel charabia  ampoulé ! Si j'ai bien compris, ils ne pensent plus que je suis un minable qui pue et souhaitent devenir mes potes. C'est ça ?

- Exactement.

 

- Écoutez les gars, c'est surtout pour le Capitaine et la Moussaillonne que je me suis donné tout ce mal. L'idée de vous perdre semblait vraiment les paniquer. Maintenant, je suis ravi que vous reconnaissiez l'utilité de ma présence à vos côtés. Alors, d'accord, on est copains...Top là !

Quand je pense que l'on s'était fait la tête pendant 10 bonnes années et qu'il fallut frôler la catastrophe pour nous réconcilier !!! Aurions-nous plus de points communs avec les humains que nous ne le pensions, nous autres baroudeurs des mers ???

L' escale cherbourgeoise fut de courte durée, le temps pour l'équipage de reprendre des forces, de fêter dignement l'anniversaire du Capitaine dans l'accueillant yacht club local et de s'assurer que Pyth ne connaîtrait plus de problèmes d'assise.

- Dis donc, tu ne m'avais pas dit que le pilote était fixé avec 3 boulons ?? Je n'en vois pourtant que 2 ! 

- Ah oui ! Tu as raison, rétorqua, placide, mon mécanicien, après avoir démonté l'isolation dans laquelle Pyth était en parti blotti. 

- 2 fixations sur 4, avec toute la pression que doit subir ce pauvre pilote ! C'est miracle qu'il n'ait pas déclaré forfait plus tôt !! Il faut l'arrimer solidement avec tous ses boulons !

- Il faut, il faut...Ce n'est pas si simple que cela ! Le changer de place, même de quelques centimètres, m'oblige à re-régler tout le système de liaison avec le secteur de barre à roue !

- C'est faisable, oui ou non ?

- Tout est faisable, il suffit de s'y mettre !

- Eh bien, au boulot ! 

En fait, la réparation et les réglages furent effectués plus rapidement que supposé.

- Tu ne trouves pas que Théo gigote quand même un peu trop ?

- Oh ! Ça suffit ! Je ne vais pas démonter tout le bateau !! Et je t'ai déjà dit que c'était normal s'il avait un peu de jeu. 

- Bon, bon, d'accord ! acquiesça, sceptique, la Moussaillonne.

Lorsque je larguai les amarres, le 2 juillet en fin d'après-midi, le port résonnait des adieux de tous mes co­pains de ponton :  

- Bye, bye ! Have a good journey !  Auf widersehen !

Pas d' "Au revoir !" ? Pas de "Bon voyage !" ? Eh non ! Ou si peu. Voici ce que l'on peut lire au sujet du port de Chantereyne dans les "Instructions nautiques pour la plaisance" :

"On a coutume de dire que le port de plaisance de Cherbourg est le plus anglais des ports de France. Il faut dire que les navigateurs d'outre-Manche le fréquentent avec une telle assiduité qu'il y a parfois plus d'Union Jack que de pavillons tricolores à flotter dans les haubans".

 

Je peux vous certifier que ceci n'est pas une légende. 

Rade de Cherbourg
Rade de Cherbourg

LES CHAPITRES PRÉCÉDENTS

Présentation:

Je m’appelle Marsup de Loupiac et je suis un voilier. Construction « amateur », ma gestation ne dura pas 9 mois, mais 13 ans. Cela peut paraître long, mais, entre obligations professionnelles et bourse souvent peu rebondie, c'est le temps qu’il fallut aux deux artistes qui m'ont créé pour me donner naissance. S'il est vrai que, parfois, ils m'inquiétèrent,
donnant l'impression que leur intérêt pour moi s'émoussait, jamais, non jamais, l'idée que je puisse devenir un rêve inachevé n'effleura la moindre de mes membrures.

J'avais confiance et j'avais raison. Le jour de mon baptême, les berges de la Garonne rayonnaient de bonheur sous un ciel printanier. C'était le mois de mai, c'était l'année
1994. C'était il y a vingt ans.
Depuis, je vogue au gré de la fantaisie de mon Capitaine et de ma Moussaillonne. Fantaisie qui m'a poussé à vivre bien des aventures. Vous en doutez ? Alors, tournez la page... Je vais vous raconter « Marsup de Loupiac »

1 - LA GÉNÈSE ou Comment le rêve devient réalité

Mon créateur est de la race des bâtisseurs. S’il avait vécu au Moyen Âge, il aurait probablement érigé tout seul, dans son coin, une cathédrale ou un château fort. Cependant,
en homme de son temps, c'est un « petit pavillon » - comme il aime à dire – de deux étages, dix pièces, entouré d’un spacieux jardin, qu'il offrit à la première élue de son cœur, il y a de cela une quarantaine d'années.
Une décennie plus tard, au retour d’un séjour à l’étranger, les hasards de la vie professionnelle le conduisirent, lui et sa nouvelle compagne, jusque dans le Haut bocage vendéen. Un après-midi, contemplant un vallon ensoleillé, il lui déclara :
- Regarde ! N'est-ce pas un endroit idéal pour construire notre maison ? Elle sera claire, moderne, ouverte à tous les copains.
« Quelle magnifique preuve d’amour ! » pensa, émue, la jeune femme. Cependant, elle ne put réprimer un frisson d'angoisse. Baigner dans la clarté, pas de problème. Vivre entourée de copains, avec plaisir. Mais...s'enchaîner à une maison, aussi confortable soit-elle... Adieu les escapades improvisées, les rêves d’aventures ! Et bonjour la routine, la morosité !
Néanmoins, il eût été peu amène de sa part d’opposer un refus brutal à si gentille proposition et maladroit de décourager un tel enthousiasme.
C'était l'époque où larguer les amarres, parcourir les océans semblait à la portée de tous ceux dont la tête était pleine des récits maritimes du chanteur Antoine. C'était l'époque où se lancer dans la construction d'un bateau, prendre son temps pour concrétiser son rêve, n'avait rien
d'étrange.
- Ah oui ! Ce serait très sympa ! répliqua-t-elle, suite à un interminable silence qui aurait pu suggérer que son esprit s’était soudainement atrophié. Mais tu sais, les maisons, on s’en lasse : tous les matins, au réveil, on contemple les mêmes arbres, on aperçoit les mêmes collines, on salue les mêmes voisins. Et puis, tu en as déjà construit une, ce ne serait pas très intéressant pour toi...Tandis qu’un bateau...C’est rigolo, un bateau : ça bouge, tu vas où tu
veux avec. Tu peux même traverser les océans...Dis, si on faisait plutôt un bateau ?
- Un bateau ? Une péniche ?
- Non, un avec des voiles. En plus, on pourrait se déplacer sans polluer. C’est super écolo !
- Un voilier ? Un voilier...Tiens ! Pourquoi pas ?
- Et puis, avec une casquette de Capitaine, quelle classe tu aurais !
Et c’est ainsi que mon destin fut scellé.

Je pourrais déclarer pompeusement qu'ils me distinguèrent parce que je suis le meilleur… mais vous ne me croiriez pas et vous auriez raison.

En fait, je corresponds à trois critères qui, après une année d'intenses lectures, de comparaisons, de réflexion d’échanges d’idées avec des navigateurs chevronnés, leurs
parurent décisifs : robustesse, simplicité, sécurité.

Ils prirent contact avec l’architecte naval qui avait dessiné
mes plans, Dominique Provins et, dès l’automne 1981, mon squelette d’acier était assemblé, le souffle de la vie battait
entre mes membrures.

J’ai un nom de famille, Alix, mais je lui préfère mon nom de baptême, Marsup de Loupiac. Je ne suis pas élancé comme un sportif, mais si certains me trouvent un peu trop ventru, ma stabilité sur l'eau grâce à mes trois bouchains vifs (*) et mon cockpit (*) central très profond inspirent confiance à la plupart de mes équipiers.
J'aurais pu être dériveur, afin de de mouiller au plus près des côtes abritées, mais je suis un vigoureux quillard auquel le faible tirant d'eau d' 1,60 mètre permet d'emprunter les canaux.

 

Comme tout voilier de ma corpulence, un moteur de qualité m'est indispensable. Sans son aide, comment me déplacer quand le vent n'est pas au rendez-vous ? Comment
me faufiler entre les pontons des ports ?
Robuste mécanique de 32 chevaux, mon moteur s'appelle Gontrand et c'est mon meilleur ami. Mes premières tôles étaient à peine assemblées que mes compagnons en firent l’acquisition à bon prix lors d’un salon nautique. Je me souviendrai toujours du jour de son installation dans mes entrailles : ses injecteurs pleuraient de joie.

- Enfin ! Je n'y croyais plus ! Merci, merci, merci !
- Vous savez, je n'y suis pour rien, répliquai-je, étonné par tant de reconnaissance. Je ne suis pas responsable de votre achat. J'espère seulement que vous êtes confortablement
installé et que vous apprécierez ma compagnie.
- Confortablement installé ? Que j'apprécierai votre compagnie ? Mais si vous saviez où je viens de passer les quatre dernières années, vous ne me poseriez même pas la question ! Figurez-vous que pendant tout ce temps, moi qui fus conçu pour courir les océans, à l'abri des intempéries dans une cale douillette, j'en fus réduit à servir de nichoir à poules dans un hangar ouvert à tous les vents, au milieu des vignes...La déchéance absolue !
- Je comprends votre désarroi. Mais notre rencontre n'est-elle pas l'aboutissement d'un rêve ? Et les rêves ne deviennent pas réalité en un coup de baguette magique ! Regardez, moi, mes tôles ont été découpées et succinctement soudées en Vendée, il y a de cela cinq ans. Puis, pendant près de trois ans, plus personne ! Envolés, les fougueux constructeurs ! Et l'an dernier, les voilà qui réapparaissent pour me faire transporter jusqu'ici par convoi routier exceptionnel.

Ils avaient trouvé le chantier idéal pour poursuivre ma construction : sur les berges de la Garonne, à deux pas de leur nouveau domicile. Maintenant, vous voilà chez vous, c'est une avancée majeure, certes, mais combien d'heures de travail avant que nous fassions réellement corps ? Combien de temps avant que nous puissions sentir l'air du grand large ? 2 ans ? 5 ans ? 10 ans ? C'est que je suis loin d'être terminé !

 

Finalement, 8 années s'écoulèrent avant que je ne quitte le chantier des Tuilières de Podensac. Non pas que mes compagnons eussent des doutes sur le bien-fondé de leur entreprise, mais ils avaient décidé que je ne serai pas le fruit d'énervements et de frustrations, qu'ils continueraient à jouir pleinement de la vie afin de ne jamais se lasser de moi, contrairement à certains de leurs amis, fatigués de trop de privations pour atteindre leur but. Alors parfois, il se passait des mois sans que je les visse !! Mais quand ils étaient à la tâche, quelle efficacité ! Chaudronnier de formation, mon futur Capitaine maniait le
marteau et les baguettes de soudure avec dextérité. Géomètre dans l’âme, il découpait et ajustait en un clin d’œil mes tôles, mes plaques d’isolation thermique, mes plafonds
et mes cloisons de bois. Rêveuse de naissance et manœuvre par défaut, ma future Moussaillonne, les oreilles et le corps résonnant de toutes parts, maintenait fermement les
pièces d'acier aux formes et dimensions multiples que le « Maître » façonnait avec énergie. Elle vissait, elle boulonnait, elle peinturlurait. C'est elle qui cuisina dans un petit poêlon
les tonnes de plomb qui, transformés en lingots, me servent de lest.

Son soudeur de mari lui offrit même l’occasion de s’exercer à l’utilisation d’un extincteur. En effet, alors qu'il pensait ma coque enfin terminée, il se rendit compte qu'une
minuscule soudure manquait sur la partie haute de ma quille. Or, celle-ci étant également destinée à devenir mon réservoir de gazole, quelques litres du précieux liquide y
avaient déjà été versés. Il les pompa consciencieusement, puis, persuadé de réparer son oubli en quelques secondes, il s'empara de son chalumeau.

C’était sans compter avec les lois de la chimie : très rapidement, une magnifique flammèche rouge doré se mit à sautiller le long de ma paroi interne imprégnée de carburant. Elle aurait volontiers continué son chemin plus avant dans les profondeurs de mes entrailles si, comprenant l'urgence de la situation, ma manœuvre aux aguets n’avait subitement empoigné l’extincteur réglementaire pour en déverser le contenu dans ma quille, me sauvant d'une mort atroce. Dix minutes passèrent.
- Bon, maintenant, cette quille doit être bien sèche, déclara l'entêté du chalumeau. Je recommence, cet orifice n'est toujours pas bouché !
Heureusement que j'avais à bord deux extincteurs et une manœuvre toujours aussi prompte à agir ! À mon grand soulagement, il n’y eut pas de troisième tentative. Le mastic remplaça la soudure, sans entamer ma robustesse.
Or donc, à petits pas, si petits pas que parfois leur entourage se gaussait – « Partirez

jamais! » -, mes deux amis atteignirent enfin leur but. Et à la grande stupéfaction de certains,
un beau jour du printemps de l’an 1994 (le 15 mai exactement), deux cents personnes furent conviées à mon baptême, sur les rives de la Garonne. J'étais très ému : délicatement,
j'introduisis ma quille dans l'eau, puis mon safran(*), et soudain je me sentis bercé par le fleuve : je flottais, je devenais officiellement MARSUP DE LOUPIAC.

« Marsup », en hommage au Marsupilami, animal fort habile se sortant de toutes les situations, même les plus périlleuses. Il accompagna la Moussaillonne durant toute sa jeunesse...et même au-delà.

« Loupiac », paisible village fier de son patrimoine, adopté par mes compagnons. Ses coteaux ensoleillés, dominant la Garonne, sont sillonnés de rangs de vignes produisant le savoureux
nectar avec lequel je fus baptisé.
Quelle fête ! Tous ces visiteurs, tous ces admirateurs ! J'étais fier de mes constructeurs, ils étaient fiers de moi.
- Crois-tu qu'ils seront aussi bon marins que bricoleurs ? me demanda Gontrand, songeur, la nuit venue.
- Qui naviguera, verra ! répondis-je plein d'espoir.

2 - L'APPRENTISSAGE

La mise à l'eau au chantier des Tuilières

C'est imprégné d'une légère nostalgie que,  trois mois après mon baptême, je m'apprêtai à quitter définitivement le  berceau protecteur du chantier des Tuilières. Sentiment qui ne dura guère, tant était grande mon excitation de pouvoir, enfin, larguer les amarres. Cependant, plus les préparatifs touchaient à leur fin, plus j'étais inquiet. Je m'en ouvris alors à  Gontrand.

 

- Dis, je suis bien un voilier, n'est-ce pas ?

 

- Bien sûr ! Quelle question !          

 

- Et un voilier, ça se déplace avec des voiles.

 

- Ben oui ...

 

- Et les voiles, elles sont accrochées à un  mât  dressé vers le ciel.....Mais j'ai pas de mât !!!!

 

- Mais si, tu en as un, gros bêta ! Seulement il est couché dans l'herbe, à tes côtés. Je me suis renseigné auprès des copains du chantier. Figure-toi que d'ici jusqu'au port de Bor­deaux, notre destination, il y a des ponts. Des ponts dont les arches sont si basses que tu ne peux passer dessous que démâté. Tu es trop majestueux pour eux ! Donc, ton mât va être délicatement posé sur ton pont et c'est moi, Gontrand, qui te propulserai jusqu'à Bordeaux. Là-bas, une grue vien­dra te donner un coup de main pour arrimer à ta coque cet élément indispensable à ton existence.

 

         Ainsi, le 21 août 1994, assisté d'un équipage à l'écoute de mon moindre souffle (le Capitaine, la Moussaillonne, ma marraine Marie-Hélène et son époux Patrice, ainsi qu'un jeune passager plein de curiosité, Pierre-Alexis), je m'élan­çai joyeusement sur la Garonne. Fier de la mission qui lui était confiée, Gontrand ronronna consciencieusement tout au long des 16 milles[*] - soit une trentaine de kilomètres - qui me séparaient de ce qui allait devenir mon port d'attache pendant les 4 années à venir : le bassin à flot[*] de Bordeaux.       

 

 

 

PREMIÈRE SORTIE À LA VOILE

 

Ou

 

De l’importance du vocabulaire

 

 

 

       

Gontrand avait raison. Le lendemain de mon arrivée à Bordeaux, à peine deux heures de manutention suffirent pour mettre en place mon mât haut de 15 mètres et ses vi­goureux haubans[*], garants de sa stabilité sur mon pont. Peu de temps après, ma grand-voile, mon génois, ma trinquette et mon tourmentin[*], confectionnées par un voilier charentais, Alain Domon, vinrent s'installer à bord. L'automne appro­chait, j'étais fin prêt pour jouer avec le vent.

 

         Première étape : tester mes qualités sur les eaux de la Garonne. Avec un équipage étoffé – ma marraine, son époux et un ami cher – une petite virée sur le fleuve fut donc programmée pour un samedi matin de septembre.

       J'étais terriblement excité à l'idée d'abandonner ma place de port, ne serait-ce que pour quelques heures. Cha­cun à son poste, les amarres larguées, Gontrand commença à m’extirper doucement de mon trou en marche arrière. Commença seulement, car soudain, pour quelque raison in­connue, son souffle se fit plus court, plus court encore...et s'arrêta net. Le vent profita de cette défaillance pour me faire part de sa puissance en me déportant vigoureusement en direction de mon voisin, un catamaran en contreplaqué d’une dizaine de mètres d'un blanc immaculé.

 

- Eh ! Oh ! Attention ! Vous allez écrabouiller ma  coque ! hurla ce dernier, sorti brusquement de sa somnolence.        

 

La descente de la Garonne: c'est Gontrand         Quand Bassin à flot ne rime pas avec écolo !

qui travaille!

 

Quatre années fantastiques, où les discussions philo­sophiques (eh oui ! les bateaux aussi ont un intellect...et qui n'a rien à envier aux humains !) succédèrent aux  franches rigolades grâce à tous les  copains que nous y côtoyâmes, plus surprenants, plus originaux les uns que les autres. Jarl,  Ballade, Ana-Hata, jamais je ne vous oublie­rai !

 

         Mais aussi quatre années d'apprentissage à la naviga­tion : pour moi, évidemment, mais surtout pour le Capitaine et la Moussaillonne. Car pas question de se lancer sur la grande bleue sans un minimum de connaissances, sans que mes équipiers n'aient pris la véritable mesure de mes apti­tudes...et des leurs !

 

         « Qui naviguera, verra ! »... Nous y étions enfin !

 

 

Mon équipage s’agita, les muscles se bandèrent, tan­dis que Gontrand, dans un suprême effort, toussa légère­ment. Ce regain d'énergie me permit de revenir à mon point de départ. C'est alors que retentit la cloche annonçant la fer­meture de l’écluse.

 

         Mes amarres remises à leur place, le Capitaine se rua au chevet du malade.

 

 

- C'est le ralenti qui est mal réglé, déclara-t-il après avoir ins­pecté le moteur sous toutes les durites[*]. Gontrand s'étouffe à bas régime. Ce n'est pas grave,

mais la balade est fichue pour aujourd'hui. On remet ça demain !

 

         Ce qui fut dit fut fait : le dimanche matin, au grand sou­lagement de mon voisin le catamaran, je quittai le quai sans encombre, passai l'épreuve de l’écluse avec maestria grâce à la dextérité de mes équipiers et me retrouvai, enfin, vo­guant sur la Garonne.

 

            L'euphorie régnait à bord : vent assurant sa pré­sence (force[*] 5, soit environ 35 km/heure, avec des pointes à 6), fleuve aux eaux calmes, toutes les conditions étaient réunies pour vérifier ma bonne tenue sur l’eau (ce dont je ne doutais nullement) et l’efficacité de mes voiles. Les trois furent hissées et totalement déployées.

            Je glissais joyeusement sur l’eau, virais allègrement,

me couchais parfois sur le côté lorsqu’ Éole décidait de souf­fler plus fort. Tous à bord jubilaient sauf...la Moussaillonne.

 

            Le Capitaine lui avait fait part de ses doutes concernant le lest de ma quille : il craignait qu’il n’y en eût pas assez. Aussi, chaque fois que je m’inclinais de plus de 20 degrés, ses notions de physique plus que succinctes la confortaient dans l'idée absurde que je continuerais à pivoter, jusqu’à me retrouver cul par-dessus tête, le mât dans l’eau, et tout l’équipage avec. Le chavirage assuré ! Pourtant, à sa grande surprise, celui-ci ne se produisait pas. Au contraire, en gaillard costaud que je suis, je me redressais fièrement après chaque assaut du vent, reprenant  mon cap avec constance.           

           Encouragée par un tel comportement, elle accepta de tenir ma barre à roue pendant quelque temps.

            Un fleuve, non seulement c’est large, mais c’est éga­lement encombré. On y rencontre des navires allant et venant, des troncs d’arbres voguant au gré du courant, des oiseaux à l’affût de leur pitance, et surtout, surtout, des bouées : de toutes formes, de toutes tailles, de toutes cou­leurs. Les vertes et les rouges ont pour fonction de baliser le chenal, le but du navigateur étant d’éviter de trop les débor­der vers la gauche ou la droite. À l’intérieur, c’est la sécurité, à l’extérieur, le danger : les hauts fonds, les bancs de sable, voire des épaves.

            Aussi, lorsque la Moussaillonne s’installa à son poste, une unique pensée l’obsédait

ne pas quitter le che­min balisé. Malheureusement, c’était sans compter avec les courants fluviaux qui, alliés au vent, prennent un malin plai­sir à contrarier les barreurs de voiliers.       

Une bouée rouge était dans mon étrave[*]. Elle décida de rester coûte que coûte dans le chenal en la laissant sur tribord[*], alors que la sagesse commandait qu’elle fît le contraire. Je n’en étais plus éloigné que de quelques mètres lorsque l’un de ses coéquipiers comprit que la collision était inévitable s’il n’intervenait pas rapidement en lui donnant de pertinentes instructions.

 

« Abats[*] ! » lança-t-il à son adresse d’un ton péremptoire.

 

           En effet, l’ordre était judicieux, car m'écarter du vent m' aurait permis d'éviter la bouée. Ce qui l’était moins, c’était de penser que la Moussaillonne saisirait la signification exacte de ce terme marin

 

             Elle réagit immédiatement car le verbe « abattre » ne lui était pas inconnu. Néanmoins, lui ayant attribué une défi­nition toute personnelle, la manœuvre effectuée s'avéra radi­calement opposée à celle escomptée...et l'accident tant re­douté se produisit. Heureusement, je veillais au grain et, grâce à mon à-propos, la rencontre prit l'allure d'une douce caresse.

 

          Malgré tout, ma barre lui fut arrachée des mains sans ménagement, des cris s’envolèrent de tous côtés, des silhouettes s’agitèrent en tous sens...  

Honteuse, elle courut se réfugier au plus profond de mes entrailles, regrettant que je ne fusse pas pourvu d’une soute où se perdre à tout jamais. Je la consolais de mon mieux, mais elle ne put s’empêcher de songer :                        

« Le capitaine de ce navire est fort vaillant, mais sa moussaillonne, elle, bien navrante ! ».

 

 

ENTRÉES DE PORTS

Ou

De l’importance du matériel

        

         Notre  virée sur la Garonne avait conforté le Capitaine dans l'idée que ma barre à roue était un tantinet trop petite pour manœuvrer un voilier de 12 tonnes et la Moussaillonne qu'il était temps pour elle de se plonger sérieusement dans un glossaire des termes maritimes. Ce qu'elle fit pendant les 10 mois qui s'écoulèrent, jusqu'à ce qui devait être ma pre­mière véritable navigation, tout en donnant un coup de main aux dernières mises au point techniques censées m'éviter la moindre déconvenue lors de mes futures croisières : bonne hu­meur et sérénité devaient ré­gner à bord.

         Sérénité ?...Très vite, je me rendis compte que ce mot n'était peut-être pas le plus adapté pour qualifier mes ba­lades avec des équipiers tels que les miens ! Surtout quand approche le moment délicat d'entrer dans un port de plai­sance.

         Durant ces années d'apprentissage, c'est à Bourge­nay, lors de ma croisière "inaugurale" en 1995,  puis aux Sables d’Olonne, en 1997, que je connus mes plus grosses frayeurs.

        

         L’après-midi où je me présentai devant Bourgenay, pe­tit port de la côte vendéenne, la mer était paisible, le vent soufflotait paresseusement. Des lieux, mes compagnons ne connaissaient que les photos descriptives des «Instructions Nautiques»(*) et de la revue «Skipper». À La Rochelle, Royan, nos précédentes escales, ils étaient en pays conquis, mais ici, ils abordaient des terres inconnues, ils mettaient le pied dans l'Aventure.

         Aussi, c’est avec moult précautions qu’ils procédèrent aux manœuvres préparatoires à l’entrée dans ledit port : en­rouler le génois, mettre en marche le moteur, grand-voile toujours hissée au  cas où ce dernier deviendrait capricieux.

         Sage initiative, car soudain,  à quelques encablures de l'arrivée, ils s’aperçurent que Gontrand, quoique ronronnant harmonieusement, avait cessé de me propulser. Marche avant ? Marche arrière ? Le résultat était similaire : du sur-place. Allaient-ils inaugurer leur VHF[*] en lançant un appel de détresse ?

- Nous avons perdu l’hélice ! s'exclama le Capitaine, décom­posé, avant d'ajouter dans un sursaut d'espoir :

- Je vais quand même jeter un coup d’œil au moteur. Après tout, ce n’est peut-être pas grand-chose !

         Sur ce, il se rua vers ce dernier, laissant la Mous­saillonne seule dans le cockpit à surveiller les alentours.

         Après de longues minutes (eh oui ! À l’encontre de toute logique, la durée des minutes varie selon des para­mètres totalement irrationnels), il revint à l'air libre, arborant un sourire triomphant :

- Ouf ! J'ai trouvé ! Et ça n'a rien à voir avec l'hélice ; c’est simplement la rotule du câble d’inverseur[*] qui s’est déboîtée. J’y retourne, j'en ai pour 10 minutes maxi. déclara-t-il  tout en s'armant de tournevis, de clefs, de pinces…

         Je dois avouer que je fus impressionné par la célérité avec laquelle mon mécanicien  personnel effectua cette  première réparation en pleine mer. Je compris par la suite que son estomac n'était pas étranger à la performance, n'appréciant que modérément d'être ballotté tout en absor­bant des effluves de gazole.

         Gontrand réparé, je repris ma route, rassuré. À peine avais-je dépassé le seuil du port qu’un jeune homme ayant pour fonction de m’assigner une place vint à ma rencontre à bord d’un canot pneumatique.

- Quelle longueur faites-vous ? demanda-t-il.

- 11,80 mètres, répondit la Moussaillonne.

- Bien, suivez-moi !

         Il nous mena entre deux pontons, non éloignés l’un de l’autre, équipés de catways[*] le long desquels étaient sage­ment amarrés des bateaux.

- Voilà. C’est ici. dit-il tout en indiquant à mon équipage un emplacement qui, soudain – alors que mon pilote  allait tour­ner ma barre pour s’y engager – lui sembla incongru.

- Au fait, quelle largeur faites-vous ?

- 4 mètres.

- 4 mètres ? Stop !! Passerez jamais !! La place est trop étroite !

« Stop ! » Vous avez dit « Stop ! » ? Pas de problème. Le Capitaine plaça la manette des gaz au point mort afin d’arrê­ter mes 12 tonnes. Or, un navire imposant tel que moi, dont le moteur est au point mort, ça ne s’arrête pas sur le champ.  Auparavant, ça dérive à sa guise. Enfin, à sa guise, c’est  vite dit. Je n ‘avais aucun moyen de me diriger, voilà la vérité.

         La scène était magnifique : agrippé à la barre, mon skipper, tentant désespérément de me manœuvrer, tandis que moi, aux prises avec un puissant courant et poussé par un vent de travers facétieux tout juste éveillé, voguais sans contrôle, attiré irrésistiblement vers mes semblables. Sur le pont, la Moussaillonne, courant en tous sens un gros pare-battages à la main, avec l'espoir d'éviter une collision malen­contreuse avec quelqu' embarcation au repos. Et sur cer­taines desdites embarcations, des propriétaires anxieux, les yeux rivés sur cette masse d’acier dérivant lentement mais sûrement.

         C’était un joli petit voilier blanc, fraîchement repeint. Lorsqu'elle vit ma poupe s’en approcher dangereusement, rapide comme l'éclair, la Moussaillonne s’empressa d’inter­poser son pare-battages entre nos deux coques. Ouf !

         C'était une mignonne embarcation toute bleue : mon flan alla porter sur son tableau arrière sans que nul ne put m'en empêcher, bien que le Capitaine fût en train de re­prendre le contrôle de la barre et donc de la situation.

- Crac ! pleura-elle amèrement.

- Excusez-moi ! répliquai-je confus.

-Oh ! hurla la foule des spectateurs ébahis.

- Aie ! Aie ! Aie ! ! s’exclama la Moussaillonne, tout en attra­pant au vol la bouée fer à cheval[*] éjectée de l’arrière du frêle esquif en polyester.

Le Capitaine, lui, ne dit mot, ayant enfin réussi à me déga­ger.

         Honteux d’avoir été la vedette d’un tel spectacle, c'est avec la plus grande prudence que je suivis mon guide vers une  place enfin à la mesure de mes dimensions. La ma­nœuvre fut splendide, j’accostai fièrement.

         Inquiets, mes compagnons se rendirent sur les lieux de l’accident, songeant déjà au mécontentement de leur as­sureur lorsqu’il recevrait leur déclaration après seulement une semaine de navigation. Quel soulagement ! Grâce à une défense[*] judicieusement placée entre sa proue et le ponton, la petite embarcation, loin d'avoir sombré corps et bien, somnolait tranquillement, bercée par le clapot, sans même une égratignure. Le sinistre craquement ? Rien que le support en acier de sa bouée fer à cheval qui, lui, était dans un triste état.

         Comptant dédommager le malheureux propriétaire , la Moussaillonne relata l’aventure au responsable de la capitai­nerie.

- La coque n’a rien ? Alors, pourquoi vous inquiéter ? Il en verra d’autres, vous savez ! leur déclara celui-ci en guise de conclusion.

         Le soir même, alors que, confortablement installé dans mon cockpit, mon couple préféré dégustait un apéritif bien mérité (les apéritifs sont toujours bien mérités), un majes­tueux voilier de 13 mètres fit son entrée dans le port, moteur lancé à fond. À la barre, un pilote à l’allure désinvolte, sûr de lui, apparemment habitué des lieux. Tellement sûr de lui qu'il bouscula  trois copains  avant de rejoindre sa place attitrée ! Heureusement, sa coque en polyester ne pesait pas bien lourd !

         Mon équipage était ravi… Et moi ulcéré du peu de cas que certains humains font de nous autres, les bateaux.

 

         De ce jour, sans être infaillibles, les manœuvres de port de mon capitaine-barreur gagnèrent nettement en préci­sion. 

         Mais cette précision est impossible à atteindre sans la collaboration de Gontrand. Or, celui-ci a besoin d'amour et de tendresse  pour être efficace. Eh oui ! Mon moteur est un sentimental, un émotif. Et quand il veut signifier à son entou­rage qu'il n'est pas bien dans sa carcasse, il utilise des stra­tagèmes surprenants, voire embarrassants.

         Pour exemple, notre arrivée aux Sables d’Olonne, en août 1997.

         Singularité de ce port : être situé au fond d’un chenal d’environ 1 km traversant la ville. À mi-chemin, un ponton très facile d’accès et rarement encombré, où les plaisanciers de passage font une courte halte afin de se voir octroyer une place de stationnement.

         J'avais quitté Saint-Malo trois jours auparavant et, en ce dimanche matin, apercevoir le  front de mer bétonné de la ville, bizarrement, mit du baume au  cœur de l’équipage : il allait pouvoir déjeuner tranquillement et se reposer.

         Me préparer pour l’accostage ne posait plus de pro­blème à une Moussaillonne très fière d’avoir traversé la Manche pour se rendre en Angleterre…et d’en être revenue. Les pare-battages[*] et les amarres étaient à leur poste et, comme elle en avait l'habitude, elle attendait le moment propice pour sauter à terre et attacher rapidement mon amarre[*] avant à un taquet[*] ou un anneau. Gontrand ronronnait moelleusement, un Capitaine de plus en plus expert me barrait avec délicatesse, le ponton approchait à petits pas. La Moussaillonne s’élança sur celui-ci.

         Elle fit quelques pas, puis sentit soudain l'amarre lui glisser d'entre les mains, tandis que, stupéfaite, elle me voyait prendre de la vitesse au lieu de ralentir.

- Lâche tout ! hurla le Capitaine, tout en lui faisant signe de son impuissance.

         Elle n'hésita pas, aspirant davantage à une douche qu'à un bain de mer.

         Dans mon cockpit, la confusion était à son comble : une main crispée sur la barre à roue, l'autre actionnant fébri­lement d'avant en arrière la manette de contrôle des gaz de Gontrand, le Capitaine cherchait la raison de mon étrange comportement.

- Impossible de mettre le moteur au point mort, la marche ar­rière, qui seule permet de freiner le bateau ne répond pas...Je ne peux pas couper le contact moteur depuis le cockpit, je n'y ai pas fait remonter le câble de démarrage...Quant à abandonner la barre, ne serait-ce qu’une minute, au beau milieu de ce chenal où circulent en permanence voiliers, bus de mer et autres embarcations, pour me ruer vers Gontrand et sa clef de contact, je ne veux même pas y penser ! Marsup, on est mal !!!! On ne va tout de même pas tourner en rond jusqu'à épuisement de ton carburant ! C'est qu'il en reste des litres de gazole dans ton réservoir ! Je vais annoncer la bonne nouvelle à la Moussaillonne qui s'agite en tous sens sur le quai. Elle aura peut-être une idée.

         En effet, à terre, cette dernière s'était lancée dans une course aussi effrénée que décousue. Longeant le chenal en fonction de mes allées et venues quelque peu confuses, elle passait et repassait à vive allure devant des flâneurs en ba­guenaude, intrigués par ce curieux ballet.

         Quand elle entendit le Capitaine lancer «Plus de marche arrière ! Peux pas arrêter le moteur ! », elle suspen­dit immédiatement son jogging improvisé, balaya le chenal du regard, en conclut qu'il était temps de demander de l'aide à la capitainerie.

         C’est alors que son attention fut attirée par deux pi­lotes de hors-bord qui, après avoir initié des vacanciers té­méraires aux joies du parachute ascensionnel, étaient en train d'amarrer leur bateau à quelques mètres d'elle. Rapide­ment, elle les mit au courant de la situation.

- T’affole pas ! lui répondit stoïquement le plus âgé. Cela m’est déjà arrivé. Le câble de commande de l’inverseur a dû se rompre. Avec mon copain, on va l’arrêter, ton bateau !

         À grand renfort de gestes, ils firent signe au Capitaine de me rapprocher de la rive.

- Mets-toi au point mort ! Tu vas trop vite pour accoster ! crièrent-ils, alors que j'arrivais à allure soutenue.

- Mais j’y suis déjà !!!

- Ah bon ! Eh bien, nous ne serons pas trop de trois !!!

         Je frôlai alors le ponton sur lequel deux athlètes et demi, les pieds fermement rivés au sol, les muscles bandés, m’attendaient, prêts à me stopper aussi net que possible… La partie s'avéra plus rude qu'ils ne l'avaient escompté, mais ils la gagnèrent ! Grâce à leurs efforts conjugués, je fus amarré, mon moteur arrêté, le Capitaine soulagé.

         Après les remerciements d’usage, en guise de déjeu­ner, Gontrand fut inspecté minutieusement : la panne était plus grave que supposé, la rotule de l’inverseur étant pas­sée de vie à trépas. Coiffant sa casquette de mécanicien, le Capitaine, dont l'ingéniosité n'était plus à démontrer, ne mit pas longtemps à effectuer la réparation de fortune néces­saire pour que je puisse parcourir les quelques 200 mètres me séparant de l'emplacement qui m'avait été attribué.

         Il était 15 heures, l’équipage avait faim, sommeil…mais qu’importe, nous étions ARRIVÉS et vraiment heureux que cet incident ne se fût pas déroulé à proximité d’un havre  plus difficile d'accès…

         Tandis que mes compagnons se restauraient, et avant que je n'égrène à son attention un  chapelet de reproches, Gontrand m'expliqua pourquoi il déclinait toute responsabili­té dans cet incident :

- Je le sentais bien que  des pièces défectueuses m' avaient été greffées et que tout lâcherait un jour ou l'autre. J'avais essayé d'alerter le Capitaine, mais il faisait la sourde oreille. Alors, j'ai choisi cet endroit, somme toute peu dangereux, pour agir en éjectant les parasites. Et puis franchement, tu trouves ça responsable de ne pas me munir d'un arrêt mo­teur actionnable depuis le cockpit ?

- Tu as raison sur toute la ligne et tu as été malin, d'accord ! Mais tu sais, j'aurais bien aimé être dans la confidence, cela m'aurait évité quelques angoisses inutiles...On est copains, non ????

         La « complainte du pauvre Gontrand » fut entendue et pleinement comprise par l'équipage. Le lendemain fut décla­ré journée bricolage, avec en vedettes, rotule d'inverseur toute neuve et installation d'une manette ''arrêt moteur'' à portée de main du barreur.

 

Le responsable...
GONTRAND

ENTRÉE DE NUIT DANS UN PORT

 

Ou

 

Du bon usage d’une carte marine

 

 

 

         En 1995, durant ma première croisière estivale, sur les conseils du directeur des Affaires maritimes de Bordeaux, mes compagnons avaient décidé de passer au moins une nuit en mer. C'était la condition pour que j'obtienne la 1ère catégorie de navigation, celle qui permet de s'éloigner des côtes à sa guise. En effet, véritable professionnel de la mer,  cet  homme sage  avait jugé indispensable que mes équi­piers aient un minimum d'expérience avant de leur permettre de devenir, en ma compagnie, d'authentiques baroudeurs des mers.

 

         Plus qu'un succès, l'expérience fut une révélation pour ces derniers qui devinrent  adeptes des navigations noc­turnes, n'hésitant plus à se lancer dans des courses de deux à trois jours sans escale. D'accord, pour la traversée de l' At­lantique, c'était encore modeste, mais nous nous en appro­chions à tout petits pas, non ?

 

         Voilà pourquoi, en août 1996, après une jolie balade qui nous mena jusqu'à  Saint-Quay-Portrieux, dans les Côtes d’Armor, où la Moussaillonne avait retrouvé avec ra­vissement ses cousins et ses souvenirs d'enfance, décision fut prise de mettre le cap sur La Rochelle, sans escale au­cune, les vacances touchant à leur fin.

 

         Poussé par un vent un tantinet paresseux, je glissais mollement sur une mer d'huile jusqu'à la pointe de Bretagne que je franchis au pas d'un cheval nonchalant. Aussi, quelle ne fut pas la surprise à bord lorsque, une centaine de milles plus tard, alors que je me voguais à hauteur de Belle-Île, ma VHF capta un appel météo spécial annonçant l'arrivée d'une grosse dépression. Mieux valait se mettre à l’abri dans les plus brefs délais ! Il était tard et sachant qu’entrer de nuit dans un port demande une vigilance particulière, l'équipage décida d’en choisir un dont la topographie ne lui était pas in­connue. Pornichet, dans la baie de La Baule, lui parut être un choix judicieux.

 

         Après avoir lu attentivement le paragraphe des "Ins­tructions nautiques" concernant l’accès à ladite baie,   c'est en vain qu'ils étudièrent leur carte marine afin d'y repérer «le chenal qui fait passer entre la Basse Martineau marquée par la bouée latérale bâbord lumineuse, Penchâteau,  et "Les Guérandaises", qui s’étendent au SE de la Pointe de Pen­château». Il leur fallut se rendre à l'évidence : celle-ci était à trop grande échelle pour que les bouées y fussent repor­tées, seuls les cailloux dangereux à la navigation étant re­présentés. Qu’importe, ils avaient compris : entre la pointe rocheuse à gauche et un gros rocher à droite, se trouvaient deux balises, l’une  rouge, l’autre verte matérialisant l’entrée du chenal.

 

         Lorsque la baie fit son apparition, la nuit était tombée depuis longtemps et la ville brillait de tous ses feux. Effecti­vement, "C'est beau une ville, la nuit"...mais fort déstabili­sant lorsque l'on se trouve à 1 heure du matin, les jumelles rivées sur les yeux, à la recherche de deux petits points lu­mineux perdus dans une myriade de scintillements !

 

         À force de scruter, la Moussaillonne avait bien fini par repérer une lueur rouge sur le bâbord, mais celle-ci parais­sait si éloignée de la côte que ce ne pouvait être la balise tant recherchée.

 

         Plus nous approchions, plus la perplexité régnait à bord.

 

 - De deux choses l’une, déclara alors le Capitaine, ou la bouée a disparu, ou les « Instructions nautiques » racontent n’importe quoi.

 

- Les « Instructions nautiques », raconter n’importe quoi ?  Mais tu divagues ! se révolta l'équipage. C'est...c'est....de la Bible du marin dont tu parles !

 

- Et alors ? Elle ne dit que des vérités la Bible ?

 

         La perturbation annoncée ne m'ayant pas encore re­joint, le vent dormait. Je pliais  mes voiles et réveillais Gon­trand qui se mit à ronronner doucement. Nous nous rappro­chions de la pointe rocheuse qui, bizarrement, avait toutes les apparences d’une falaise, tandis que la Moussaillonne continuait à écarquiller ses jumelles avec opiniâtreté. Sou­dain, mon sondeur déclencha une sonnerie stridente :

 

- Alerte ! Plus que 3 mètres d’eau sous la coque !

 

- Gloups ! déglutis-je. Cela signifie  2 mètres 10  sous ma quille ! Tiens-toi prêt à réagir promptement Gontrand, car  mon habilité à sauter à cloche-quille au-dessus de fonds ro­cheux est plus que médiocre ! 

 

         Ayant abandonné ses jumelles sur place pour se plan­ter devant l’écran de mon sondeur(*), ma navigatrice,  d'une voix de stentor, égrenait les centimètres au fur à mesure de ma progression : 2 mètres 50, 2 mètres 40…2 mètres, 1 mètre 90, 1 mètre 80, 1 mètre 70, 1 mètre 60, STOP ! ! ! Accélération nerveuse de Gontrand, coup de barre énergique du skipper, en quelques secondes ma quille vit s'éloigner les fonds rocheux.

 

- Bravo camarade ! Belle synchronisation entre toi et le Ca­pitaine ! lançai-je à l'adresse de mon moteur. Il s'en est fallu d'une feuille de nori(*) que je fasse plus ample connaissance avec les terres immergées du coin !

 

         Continuant à m'éloigner du danger que représentait la côte, je me retrouvais soudain en plein milieu de la baie. Faire route sur le port était maintenant un jeu d'enfant.

 

         Soulagée d'avoir évite la catastrophe, mais troublée par son impuissance à repérer correctement les amers(*) sen­sés être des repères salvateurs pour les navigateurs déso­rientés, la Moussaillonne empoigna de nouveau ses ju­melles. Scrutant le large, il ne lui fallut pas longtemps pour repérer, sans équivoque possible, les éclats des deux ba­lises, la verte et la rouge, dont les clignotements dans la nuit bien noire ne pouvaient échapper à aucun œil, même le moins averti.

 

- Tu vois Capitaine, dit-elle en brandissant les "Instructions nautiques", ce ne sont pas elles qui racontent n'importe quoi, c'est nous qui sommes mal équipés : nos cartes manquent  de précision pour entrer de nuit dans un port !

 

- Dis donc, au prix où elles sont vendues les cartes, tu vas faire exploser notre budget !

 

- Je sais ! Mais c'est toujours mieux que d'exploser bête­ment notre Marsup sur des rochers ! Demain, on regardera sur une "vraie" carte où on est exactement passés. Je suis certaine que nous aurons des surprises !

 

- Tu exagères ! On s'est légèrement détournés de la route, c'est tout ! Tiens ! Je vois les feux du port devant nous. Pré­pare les amarres et les pare-battages, nous allons bientôt pouvoir dormir !

 

         Bien que nous fûmes fin août, le port était très encom­bré, pas question de trouver une place le long d'un ponton. Aussi, je me dirigeai doucement vers un collègue auquel je m'amarrai si délicatement que ni lui ni son équipage ne se réveillèrent.

 

         Le lendemain, après une fin de nuit réparatrice, mes compagnons se rendirent  à la capitainerie pour les formali­tés d'usage. Déployée sur un mur, une carte des lieux à très petite échelle sur laquelle étaient représentés tous les dé­tails de la baie, toutes les roches sous-marines, toutes les bouées, attira leur attention. Avec un léger frisson dans le dos, ils s’aperçurent alors que, trompés par l'échelle de leur carte, ils avaient mal évalué la distance réelle entre la côte   et les marques du chenal : nous étions passés exactement au-dessus du danger à éviter, la pointe rocheuse de Pen­château !

 

- Eh bien dis donc ! Heureusement que nous étions à marée haute ! Sinon, en un instant, de quillard tu devenais déri­veur...sans dérive(*) ! ironisa Gontrand.

 

- Sans oublier la marée noire qui aurait suivi : car n'oublie pas que ma quille est ton garde-manger. Je ne sais pas si c'est une si bonne idée que cela, mais c'est à l'intérieur de celle-ci qu'est stockée ta réserve de gazole !

 

         Cette mésaventure n'incita pas outre mesure mon équipage à investir dans les cartes marines papier, mais elle leur apprit néanmoins à mieux lire celles qu'ils avaient en leur possession. Et quelques années plus tard, c'est avec un vif intérêt qu'ils suivirent le développement des cartes ma­rines électroniques, à échelles de lecture variables, ayant ra­pidement compris que leur aide ne serait pas négligeable pour rendre plus sereines et moins hasardeuses  les arri­vées dans les ports...surtout la nuit !

 

ÊTRE AMARRÉ À UN QUAI

 

Ou

 

De l’importance du phénomène des marées

 

S'il est vrai que les voiliers vivent la plupart de leurs mésaventures en mer, croire que rien de fâcheux ne peut leur arriver au port est du domaine du rêve, surtout quand leur équipage a une légère propension, comme le mien, à être tête en l'air. Et ce n'est pas l'une des échelles du quai de la ville de Poole qui me contredira !

 

         Cela se produisit en 1997. Cette année-là, après avoir sillonné une toute petite partie des côtes françaises pendant deux étés consécutifs, mes compagnons avaient décidé qu'il était temps d'effectuer une véritable croisière, de traverser une mer...Oh ! Pas l'océan, non ! N'allons pas trop vite ! De toute façon, leur mois de vacances ne suffisait pas pour une aventure de cette envergure. La Manche leur paraissait idéale : non seulement ses dimensions modestes leur convenaient, mais encore elle était le lien qui les unissait à quelques très chers amis anglais.

 

            Voilà pourquoi début août, après avoir atteint sans encombres  Camaret, à la pointe de Bretagne, je mis le cap sur  Poole, station balnéaire de grand renom du sud de l'An­gleterre. C’était ma première traversée et j’étais tout excité. Poussé par un vent du sud peu véhément, j'arborai fière­ment mon spi(*) durant les trois-quarts du voyage, demandant l'assistance de Gontrand le reste du temps. Et lorsque les falaises crayeuses de Swanage[(*) furent en vue, je me sentais aussi fier que mon ancêtre Pinta à l’approche des Bahamas. Quant à l'équipage, il baignait dans l’euphorie la plus complète. Pour lui aussi, c'était une victoire !

 

         La baie de Poole est très vaste, bien protégée, sillon­née de multiples chenaux le long desquels mouillent(*) des centaines de bateaux. Le Capitaine avait prévu que je me joigne à eux afin de m'initier au camping sauvage. Malheu­reusement, à peine sorti du chenal, je labourai le sable, j'avais quille : plus question d'inaugurer mon ancre ! Sans regret, car nous apprîmes par la suite que seuls les mouillages sur bouées étaient autorisés dans  la baie...et pas une n'était libre ! Il ne restait donc plus qu'à rejoindre les quelques collègues qui se reposaient le long du quai de la ville.

 

- Pourquoi choisir cet endroit apparemment peu confortable puisqu'il y a plein de chouettes marinas dans le coin ? de­mandai-je à la Moussaillonne, alors que nous en appro­chions.

 

- Nous t'aimons bien, mais il est hors de question de se rui­ner pour ton seul confort : 250 francs la nuit, autant te laisser rouiller dans un coin et coucher à l’hôtel !

 

         Je n’insistai pas, car elle n’avait pas l’air de rigoler et j'allai me scotcher à ce quai pourri. Enfin, pour être franc, c’est moi qui le trouvais pourri. Mon équipage, lui, était ravi de n’avoir qu’à traverser la rue pour entrer dans un pub. Les humains ont des plaisirs curieux !

 

            Ainsi, pendant une semaine, je me retrouvai coincé entre de sinistres poutres en bois toutes sales et les coques des copains. Je dis les coques, car certaines nuits, ils étaient 6 à couple(*) les uns des autres, coque à coque...et moi au fond ! Lorsque la marée était haute, ça allait encore, je pouvais profiter de l'animation de la ville, mais 6 heures après, avec le marnage(*) important qui sévit dans cette baie, je me retrouvais 7 mètres plus bas avec pour seules distrac­tions les allées et venues des crabes escaladant le mur et les madriers. Joli spectacle ! Avais-je fait tout ce chemin pour voir des pierres et des piliers de bois tout gluants ?

 

- Arrête de geindre, me lança Gontrand le surlendemain de notre arrivée. Regarde le bon côté des choses : tu peux dis­cuter avec de nouveaux copains tous les jours. Et puis,  vois comme le Capitaine et la Moussaillonne sont ravis d'être ici, avec toi ! Tous leurs amis anglais s'émerveillent en te décou­vrant : tu devrais apprécier d'être la vedette de cette escale !

 

         C'est vrai, être admiré à longueur de journée est un véritable plaisir ! Cela mérite bien quelques petits sacrifices !

 

         Les joies du vedettariat ayant une fin, arriva la veille de notre départ. Ce soir-là, mes compagnons invitèrent quelques amis à prendre un dernier verre (enfin, plusieurs derniers verres, pour être précis) dans mon cockpit. Tous n’étant pas des adeptes inconditionnels du sport, le Capi­taine  resserra au maximum les amarres pour me coller par­faitement au quai. De cette manière, la marée étant haute, monter à  bord ne posa problème à personne. Après le pot d’adieux, ils allèrent dîner en ville, histoire de déguster une dernière fois la cuisine britannique, et dès leur retour, quelque peu fatigués par cette soirée bien arrosée, ils filèrent dans leur cabine où les attendait Morphée.

 

- Suivons leur exemple. Demain, une longue navigation nous attend, nous devrons être en forme. Bonne nuit ! dis-je à Gontrand tout en m'assoupissant.

 

         Les étoiles étaient encore bien visibles dans le ciel lorsqu'un tonitruant "Paf !" retentit soudain.

 

 - Les passagers des voiliers à couple manquent manifeste­ment de discrétion lorsqu’ils rejoignent leur embarcation. Sauter à pieds joints du quai sur notre pont manque de sa­voir-vivre ! songea la Moussaillonne.

 

- Tiens ! Curieux ! pensa le Capitaine.

 

            Quant à moi, aucune réflexion ne me vint à l’esprit, mais une douleur violente envahit mon taquet arrière gauche. Je m’aperçus alors, avec effroi, que je ne flottais plus, que si ma quille était encore dans l’eau, ma coque, elle, l’effleurait tout juste. J’avais peine à le croire, mais je dus me rendre à l’évidence : mes deux guignols de marins avaient complètement oublié qu’à toute marée haute suc­cède, 6 heures après, une marée basse ! ! ! J’étais suspen­du le long du quai par des amarres trop courtes. Le "Paf !", c'était l’explosion de l’un de mes pare-battages bâbord,  pris en sandwich entre les piliers du quai et quatre voiliers bien costauds (mes trois collègues à couple et moi-même).

 

            Je bandai alors mes fibres d’acier, espérant ainsi évi­ter que, sous mon poids, le taquet lâchant prise, ses boulons transpercent mon pont, me mutilant à tout jamais (ou presque). À mes côtés, me soutenant dans l'effort, le Capitaine qui, très vite, avait compris quel drame je vivais (la Moussaillonne aussi, mais elle avait tellement sommeil). Un couteau à la main, prêt à sectionner l’amarre au cas où mes forces me trahiraient, ce fidèle compagnon égrenait à voix basse, pour me donner courage, les minutes, les secondes restant avant la renverse, avant que la mer ne monte de nouveau.

 

            Notre calvaire dura une dizaine de minutes, jusqu'à ce que je me sentisse de nouveau porté par les flots… J’avais tenu bon !

 

         Au petit matin, lorsque le jour se leva, je tanguais mol­lement le long du quai, mon taquet ne me faisant plus souf­frir malgré sa légère déformation. Mais quand la Mous­saillonne largua l'amarre qui me maintenait à l'échelle de quai, la surprise fut grande de constater que c'était cette der­nière qui gardait les stigmates de cette nuit d'angoisse : son troisième échelon était complètement  tordu !

 

- Good bye ! Et sorry pour le petit incident de cette nuit ! lui adressai-je, confus, alors que je m'écartais du quai.

 

- Hors de ma vue, crazy Frenchy ! fut sa seule réponse.

 

 

 

         Cette mésaventure se révéla être une véritable leçon pour mon équipage : depuis, la Moussaillonne ne prépare pas une seule navigation sans calculer les hauteurs de marée (même lorsque cela est inutile…mais enfin !) et le Capitaine, lui, est devenu extrêmement attentif à mon amarrage le long des quais.

 

 

 

3 - LE GRAND DÉPART

         En 1998, mes compagnons décidèrent que 4 années d'apprentissage, cela suffisait, qu'il était temps de larguer définitivement les amarres, de partir à la découverte du monde. Enfin !!

 

Pourtant, j'étais heureux au bassin à flot de Bordeaux, sur­tout depuis 1996, époque à laquelle mes équipiers, au grand étonnement de leurs proches, s'étaient rendus compte que la vie à mon bord était bien plus exaltante que dans la mai­son familiale de Loupiac.

 

"Ici, le paysage n'est pas idyllique, j'en conviens, surtout avec la base sous-marine comme horizon. L'eau est encom­brée de toutes sortes d'objets flottants non identifiés, des ef­fluves échappées des cheminées industrielles toutes proches viennent parfois intriguer nos sens olfactifs, mais nous aimons l'atmosphère de village qui y règne : plusieurs bateaux sont habités en permanence,  l'atelier du charpen­tier côtoie des hangars occupés par des constructeurs ama­teurs qui rénovent toutes sortes d'embarcations, tradition­nelles ou modernes, nous nous entraidons, nous nous don­nons des conseils, nous partageons de nombreuses soirées autour d'un verre ou d'un repas. Il y a de la vie et, en plus, je gagne du temps pour me rendre à mon travail !"  aimait à ex­pliquer la Moussaillonne aux amis de passage.

 

 

 

- Tu te rends compte, Gontrand ? Ça y est ! On part pour de bon ! On quitte la Garonne, on dit bye bye à la Gironde, et hop ! On hisse les voiles, on laisse sur place le golfe de Gascogne et le monde est à nous !

 

- Le monde est à nous, le monde est à nous ! Si j'étais toi, je modérerais mon enthousiasme. Il ne me semble pas que nos compagnons aient atteint cette période bénie à laquelle les humains aspirent tant à l'issue d'une longue vie de la­beur  et qu'ils nomment « l'âge de la retraite ». Donc, si tu ne veux pas devenir rapidement un vagabond des mers en guenilles, il leur faut continuer à travailler pour trouver l'ar­gent nécessaire à notre entretien.

 

- Ils ont peut-être touché un héritage ? Gagné plein d'argent à un jeu ?

 

- Et pourquoi pas trouvé un trésor sous la semelle de ta quille ??? Non, je les ai entendu discuter l'autre jour. Ils veulent allier travail et navigation...et pour ce faire, je ne pense pas qu'ils songent à trop s'éloigner des côtes fran­çaises.

 

         Gontrand avait vu juste. Car lorsque, quelques jours plus tard, je m'enquerrai auprès de la Moussaillonne de notre future destination, ce n'est ni de l'Amérique ni de l'Afrique dont elle me parla.

 

- Ben voilà, nous allons passer la fin de l'automne et l'hiver à La Rochelle.

 

- À La Rochelle ???? Mais on connaît par cœur La Ro­chelle ! On y fait escale chaque année ! C'est se rendre à La Rochelle que tu appelles partir à la découverte du monde ????

 

- Attends que je t'explique. D'octobre à mars, les places de port y sont à moitié prix, donc abordables pour notre bourse. Et cela nous permettra de naviguer dans la baie chaque fois que nous le désirerons, sans avoir à nous soucier des ma­rées, du sens des courants, des heures d'ouverture des écluses. Je pourrai m'entraîner à tenir ta barre pour entrer et sortir des ports, prendre la mesure de ta corpulence et de ton inertie pour accoster.

 

- Corpulence ? Inertie ? Eh oh !  Mesure tes propos !

 

- Écoute, tu sais très bien que je suis incapable de te piloter, de remplacer le Capitaine en cas de nécessité. Ce sera le moment d'apprendre tranquillement. Considère cela comme l'ultime préparation avant la grande aventure. De toute fa­çon, pendant encore un certain temps, il nous faudra  jongler entre navigations et travail : les missions chez les tailleurs de pierre aux quatre coins du monde pour le Capitaine, et les quelques rares salons viticoles aux quatre coins de la France pour moi. Ainsi, entre deux escales  ''profession­nelles'', nous pourrons caboter le long des côtes euro­péennes au gré de nos envies.

 

         À défaut d'être excitant, ce programme avait l'avantage d'être réaliste. En effet, ne valait-il pas mieux naviguer sûre­ment, à petites encablures,  que de se retrouver en guenilles à l'autre bout du monde comme me l'avait si délicatement fait remarquer Gontrand ?

 

A La Rochelle
A La Rochelle

Et c'est ainsi que le 22 septembre 1998, après deux journées d'une navigation sereine, je prenais mes quartiers d'hiver au ponton numéro 13 du port des Minimes de La Ro­chelle.

 

         Le soir-même, la Moussaillonne exposait avec enthou­siasme au Capitaine sa vision de ces 6 mois d'entraînement intensif.

 

- Bon, nous avons jusqu'au 1er avril pour être au top. Ce qu'il faut, c'est sortir le plus souvent possible, quel que soit le temps. Comme ça, on pourra vérifier que tout fonctionne correctement. Et  d'ici le printemps, mouiller l'ancre ne doit plus avoir de secret pour nous et moi, je dois être capable de tenir la barre de Marsup en toutes occasions.

 

         On dit souvent qu'il n'y a qu'un pas du rêve à la réalité. Oui, mais attention de ne pas trébucher en cours de route, la gamelle peut être fort douloureuse… Celle que nous prîmes eut néanmoins l'avantage, pour mes compagnons, de démê­ler les fils de leurs envies profondes.

 

         Pourtant, tout avait bien commencé. Dans les quinze jours qui suivirent notre installation, je sortis m'aérer les voiles à deux reprises dans la baie. Balades pleines d'ensei­gnements car vivifiées par un vent vigoureux. La Mous­saillonne s'aperçut alors que ne devenait pas mon barreur qui veut, surtout lorsque les notions d'algèbre et de géomé­trie dudit barreur, qu'elles soient dans l'espace où à la sur­face de l'eau, sont proches du néant. Quant au Capitaine, il prit la mesure de ce que le souffle d'un Éole en pleine forme pouvait provoquer quant il visait parfaitement le travers de mes voiles : me transformer en culbuto et faire valser dans mes entrailles tout objet mal calé...y compris les frigos.

 

         Dès lors, l'une s'inscrivit en hâte aux cours de permis-mer, espérant qu'une vedette de 5 mètres serait plus facile à manier qu'un voilier de 12, et l'autre se résigna à enfiler sa tenue de bricoleur.

 

         Cependant, bien plus rapidement que prévu, mon équipage m'abandonna, happé par ses contraintes profes­sionnelles, puis par ses liens familiaux en raison des fêtes de fin d'année. Période pendant laquelle je songeai avec nostalgie à mes copains bordelais. Parce que franchement, tant qu'à être scotché à un ponton, autant que ce soit avec les potes ! Ce n'est pas que les Rochelais étaient désa­gréables, non, ils étaient inexistants, en hibernation totale dans l'attente du retour des beaux jours.

 

         Par bonheur, je n'eus pas à patienter jusque là pour voir réapparaître mes compagnons : mi- janvier, nous étions de nouveau réunis. L'hiver et ses frimas aidant, les velléités de navigations quasi quotidiennes de la Moussaillonne avaient laissé place à une frénésie de bricolage afin d'amé­liorer mon confort, au grand désarroi de son squelette et de ses muscles qui n'appréciaient que très modérément les postures acrobatiques qu'elle leur imposait afin d'atteindre certains recoins de ma structure. Ils tentèrent bien de l'aler­ter par quelques signes discrets, mais sans succès, tant elle était prise par son ouvrage. Et ce qui devait arriver arriva : un petit geste anodin de trop provoqua l'ire de son squelette qui, exténué, décida de se bloquer au niveau des vertèbres lombaires, ce qui la propulsa immédiatement sur sa cou­chette. La position allongée n'ayant pas l'heur de la soula­ger, un médecin fut appelé à son chevet.

 

- Ouh Là, là ! Vous êtes complètement bloquée ! Après avoir fait cette série de piqûres décontractantes, si ça ne va pas mieux, c'est qu'il s'agit probablement d'une hernie discale. Il faudra alors envisager l'opération, lui déclara celui-ci en guise de réconfort.

 

         Consternation à bord ! Non seulement notre Mous­saillonne souffrait le martyr, mais elle se mit alors à broyer du noir, persuadée que ses rêves de navigation au long cours s'évanouissaient à tout jamais.

 

         Heureusement, 15 jours d'injections quotidiennes et de repos total permirent à ses muscles de retrouver un sem­blant de souplesse, elle put de nouveau mettre pied à terre. Cependant, pas question pour autant de songer à la moindre balade en mer. En effet, bien que son moral eût re­trouvé quelque couleur, les examens médicaux n'ayant révé­lé aucune lésion importante, pendant encore un mois, des béquilles lui furent nécessaires pour se déplacer.

 

         Le temps passait, le mois de mars touchait à sa fin. En une demi-année, j'étais sorti en tout et pour tout deux fois dans la baie… Nous étions loin de l'entraînement intensif au­quel je m'étais préparé avec enthousiasme !

 

- Dis, Gontrand, je suis inquiet ! Ne sommes-nous pas cen­sés quitter La Rochelle avant le 1er avril, c'est-à-dire dans 10 jours ?

 

- Nous étions...Tu ne les as pas entendu discuter hier soir ? Notre escale est prolongée de deux mois.

 

- Deux mois ? Et pourquoi ça ?

 

- Pour que la Moussaillonne retrouve toute son énergie et obtienne enfin son permis-mer.

 

- Ben ! Je croyais qu'elle l'avait passé en février, juste avant de se faire mal ?

 

- Passé oui ! Gagné, non !!! Tu n'étais pas étonné qu'elle soit si discrète à son sujet ?

 

 Elle a réussi l'épreuve théorique...et loupé la pratique : elle a coupé en deux l'homme à la mer...

 

- Hein ? Coupé en deux un homme dans la mer ? Mais c'est affreux, ça !

 

- Mais non ! Pas un homme pour de vrai ! Il n'aurait plus manqué que ça ! Voilà, le jour de l'examen, les candidats doivent réussir des épreuves dont l'une consiste à sauver de la noyade une bouée lancée dans l'eau.

 

- Sauver une bouée de la noyade ??? Qu'est-ce que c'est que cette idiotie ! Une bouée ne se noie pas !

 

- Attends, il faut imaginer que la bouée est un humain tombé dans l'eau. Bon, alors, la Moussaillonne pilotait le bateau-école, elle s'est approchée de la noyée, rapide comme l'éclair a attrapé la gaffe(*) placée sur le pont et a sauvé la bouée. Sauf que...elle avait oublié de mettre le moteur au point mort, donc l'hélice tournait encore. L'examinateur a es­timé que dans la vraie vie, l'hélice aurait coupé en deux les jambes de la personne en détresse. Donc, recalée, la Mous­saillonne.

 

- Pour une fois qu'elle réagissait vite !!

 

- Là, t'es méchant ! Bref ! Du coup, elle refait un stage et passera de nouveau l'examen fin avril.

 

D'ici là...

 

         Eh bien d'ici là, le Capitaine s'en fut par monts et par vaux tandis que mon équipière préférée se réconciliait peu à peu avec son squelette. Puis, le jour tant redouté de l'exa­men arriva. Je la vis partir tremblante et revenir...rayon­nante.

 

- J'ai mon permis ! Je n'ai pas oublié de mettre le moteur au point mort avant de sauver la bouée et tous mes nœuds étaient parfaits. À l'envers de ce que l'examinateur s'atten­dait à voir, mais parfaits  quand même. Des beaux nœuds de gauchère, quoi !! Et je n'ai pratiquement pas eu mal au dos !

 

 

Ce « pratiquement » m'inquiétait un peu, je craignais la rechute. La colonne vertébrale d'un humain ne doit-elle pas être aussi bien haubannée (*) que le mât d'un voilier pour évi­ter de se briser en cas de fortes tensions ?  Et les fortes ten­sions, ce n'est pas cela qui manque lorsque l'on navigue sur une mer agitée !

 

         Puis, au fil des semaines, en dépit du fait que les pe­tites virées dans la baie n'étaient plus à l'ordre du jour, je re­pris confiance, tant mes compagnons s'activaient à vérifier que tout mon matériel de bord était en état de fonctionne­ment, que Gontrand ronronnait correctement, que leurs vivres étaient suffisantes. Le grand Vrai départ n'était pas loin, c'était certain ! Et en effet, le 22 mai, après exactement 8 mois d'escale, la Moussaillonne m'annonça la bonne nou­velle :

 

- Tiens-toi bien, voilier de mon cœur, nous levons l'ancre dans 2 jours. Lundi, nous filons sur l'île de Ré toute proche, puis cap sur les Sables d'Olonne. Deux sauts de puce, his­toire de nous remettre dans le bain. Et après, on verra où le vent nous mènera...

 

- Et moi, adorable Moussaillonne, j'avais promis à mon co­pain Ballade de lui raconter nos aventures au fil de l'eau. Je vais enfin pouvoir tenir parole.

 

- Quelle bonne idée ! Avec une copie de tes écrits pour égayer les vieux jours de ton équipage, lorsque nos car­casses fatiguées ne nous permettront plus de braver les sautes d'humeur d'un océan fantasque.

 

 

 

         C'est très personnel, les lettres à un ami. À travers elles, on  ouvre son cœur, on confie ses sentiments les plus secrets...Mais comment vous raconter « Marsup de Lou­piac » sans leur témoignage ? Écrites au gré de mes es­cales, elles illustrent cette période charnière de ma vie où je passai de l'adolescence à l'âge adulte.

 

         Je vous les confie, ouvrez-les avec délicatesse... 

 

 

Les Sables d’Olonne, lundi 31 mai 1999.

 

 

 

Cher Ballade,

 

         Excuse-moi pour ce long silence. Non, je ne t'avais pas oublié, mais ce n'est que la semaine dernière que j'ai pu m'extirper définitivement du port de La Rochelle. Et encore ! J'ai bien cru ne jamais y arriver...

 

         D'abord, sache que mon séjour rochelais, aussi confortable fût-il, ne répondit vraiment ni à mes attentes ni à celles de mes compagnons. Sur les 8 mois qu'il dura, je ne pus  me dégourdir la coque et les voiles dans la baie qu'à deux reprises, la Moussaillonne ayant été victime d'un acci­dent qui l'empêcha de se mouvoir à sa guise durant de longues, longues semaines. Alors, je te laisse imaginer l'ex­citation qui régnait à bord lorsqu' enfin, le 24 mai au matin, je quittai le ponton numéro 13 du port des Minimes, direction Ars en Ré, où nous espérions passer une agréable soirée avant de mettre le cap sur les Sables d'Olonne.

 

         À peine sorti du port, il apparut que mon loch (*) était muet. Je suppose que cela ne t'étonne pas, car tu le sais aussi bien que moi, rester immobile dans l'eau pendant trop longtemps est préjudiciable au bon fonctionnement de ces petits appareils. Le mien n'a pas dérogé à la règle ! Ses fra­giles ailettes avaient attiré tant de parasites qu'elles n'arri­vaient plus à tourner correctement, l'empêchant d'indiquer ma vitesse sur l'eau. Bon, rien de grave.

 

Sur ce, c'est mon GPS qui soudain perdit le nord, incapable de détecter le moindre satellite dans le ciel et donc d'indi­quer ma position exacte. Là, c'est plus ennuyeux ! Ceci dit, pour se rendre à l'île de Ré, les points de repère sont suffi­samment nombreux pour ne pas avoir besoin de faire appel à la technologie de pointe. Mais tu connais ma navigatrice ! Un rien l'angoisse. Alors, elle s'est précipitée vers son GPS portable qui somnolait tranquillement dans son étui. Réveillé en sursaut, il a eu un peu de mal à retrouver ses esprits, surtout qu'il ne peut travailler qu'au grand air, allergique qu'il est aux structures en acier. Une petite nature quoi ! Mais bon, on ne lui demandait pas de traverser l'Atlantique, seule­ment le pertuis Breton. Et je dois avouer qu'il s'acquitta par­faitement de sa tâche jusqu'à ce que la Moussaillonne fut prise de l'envie soudaine de soulever mes planchers pour je­ter un coup d'œil dans mes fonds. Je venais tout juste de passer sous le pont de l'île de Ré.

 

         Tu aurais vu sa tête quand elle se trouva nez à nez avec 10 cm d'eau ! Maintenant j'en rigole, mais j'étais bien content que quelqu'un s'aperçoive enfin que j'étais blessé,  car l' afflux d'eau salée commençait à me démanger terrible­ment.

 

         Cette fâcheuse découverte ajoutée aux dysfonctionne­ments précités – Ah oui ! J'avais oublié mon panneau solaire qui ne chargeait plus – convainquit mon équipage de re­brousser chemin sur le champ,  persuadé, avec raison, que La Rochelle était le lieu le mieux adapté pour me soigner.

 

         Le retour au ponton 13 se fit discret, m'attendant à es­suyer quelques quolibets de la part de mes voisins. Mais non, rien de tel au contraire, chacun y allant de son léger frémissement des haubans en signe de compassion.

 

         Mes amarres à peine attachées, la Moussaillonne se mit à écoper à tour de bras tandis que le Capitaine enfilait son bleu de travail. M'examinant sous toutes les soudures, il ne lui fallut pas longtemps pour découvrir que ma blessure provenait du joint tournant (*) de mon arbre d'hélice (*). Je sen­tais bien des petites douleurs par là depuis quelque temps, mais je n’aurais jamais imaginé que ce fût si grave.

 

         Le lendemain matin, sans même aller boire un café dans leur bistrot habituel tant ils étaient vexés de notre mésaventure (les humains sembleraient plus enclins aux sarcasmes que nous autres, les gentils bateaux...), mes compagnons se mirent en quête d'un nouveau joint. Ils en trouvèrent  un très vite et, coup de chance, la cale de caré­nage (*) étant libre, l'opération fut programmée pour l'après-mi­di.

 

         Confortablement appuyé contre le mur, la quille au sec, je ne sentis pratiquement rien durant l'intervention. Et maintenant, j'te dis pas le bonheur ! Les lèvres caoutchou­tées qui étreignent mon arbre d'hélice sont  d'une telle dou­ceur, d'une telle sensualité ! Et quand l'arbre tourne, alors là , c'est le paradis...Quant à l'eau de mer, plus une seule goutte ne passe !

 

         Finalement, contre toute attente, je fus rapidement ré­tabli. Mes compagnons qui, comme moi, n'avaient qu'une envie, repartir au plus vite, ne mirent pas 36 heures pour  ré­parer mon panneau solaire, nettoyer les ailettes de mon loch (elles en avaient drôlement besoin !) et m'équiper d'un nouveau GPS en pleine possession de ses moyens. Il  est très cordial, plus volubile que son défunt prédécesseur et a tout de suite sympathisé avec les autres instruments. Ils nous a dit s'appeler Hoshi parce qu'il est japonais et a toujours la tête dans les étoiles. Et étoile, en japonais, ça se dit hoshi. Logique, non ?

 

         Donc, le 27 mai, trois jours après notre retour penaud, nous quittions La Rochelle pour de bon et, à 15 heures, j'avais la quille bien installée dans le port d'Ars en Ré. Comme il s'agit d'un bassin à flot avec seuil(*), cerné par les marais salants, ce n'est que le lendemain après-midi, à ma­rée haute, que je larguai les amarres pour notre direction fi­nale, les Sables d'Olonne où je ne devais rester que le temps du week-end.

 

         Nous sommes lundi, je suis toujours à quai...Et cette fois encore, je suis la cause de ce changement de pro­gramme. Tu sais que, de naissance, je suis fragile de mon presse-étoupe de mèche de safran(*) qui n'arrive pas à faire barrage à l'eau de mer lorsque Gontrand me propulse. Alors, régulièrement, il faut le bourrer de filasse. Et sur cette mèche, est fixé Théo, mon secteur de barre(*). Eh bien hier, en bricolant la filasse, le Capitaine s'est rendu compte que Théo était au bord de la rupture, l'un de ses  boulons étant sectionné. Je te laisse imaginer ce qui ce serait produit : Théo lâche tout, entraînant dans sa chute Pyth, mon pilote automatique, tandis que ma barre à roue se bloque ou tourne dans le vide...L'enjeu valait bien une journée d'escale supplémentaire ! Le problème est que la météo est en train de tourner vinaigre. Repartirons-nous demain ? Après-demain ? Mystère...

 

         Ceci dit, ça ne me gêne pas vraiment, au contraire ! Parce que figure-toi que je suis amarré au ponton des grands voiliers de course. Oui monsieur ! Je côtoie des célé­brités qui ont participé au Vendée Globe(*) Et je peux t'assu­rer qu'ils ne sont  pas bêcheurs ! Ils m’ont tout de suite adressé la parole. Ils me racontent leurs aventures sur les océans lointains, je leur narre mes mésaventures sur les mers avoisinantes. Ils me font rêver, je les fais rigoler. Quelles belles rencontres !

 

         Salue tous les amis du bassin de ma part,

 

         À bientôt pour la suite de notre voyage,                 

 

           

 

                                    Ton copain baroudeur,

 

                                                     Marsup de Loupiac

 

 

Les Sables d'Olonne
Les Sables d'Olonne

La Roche-Bernard, lundi 21 juin 1999

 

 

 

Cher ami Ballade,

 

         Seulement trois semaines et 86 milles se sont écoulés depuis ma dernière lettre et pourtant j'ai déjà tant à te racon­ter ! Car vois-tu, avec mes compagnons de voyage, la moindre encablure est source de péripéties. Et si certaines nous semblent comiques, à Gontrand et moi,  d'autres nous font plutôt rire jaune...

 

         Cela a commencé dès les Sables d'Olonne quand, la veille de notre départ présumé, une dépression pointa le bout de son nez. Prudent, l'équipage décida d'attendre un jour ou deux qu'elle ait filé vers d'autres cieux pour re­prendre la mer. Surprise ! Une de ses semblables la suivait de près.

 

- Écoute, aujourd'hui c'est le 4 juin, ça va bientôt faire une semaine que nous sommes coincés ici, déclara le Capitaine à une Moussaillonne attentive, tandis qu'ils prenaient leur petit-déjeuner. Le gros de la dépression est attendu pour cette nuit et nous n'avons que 25 milles à parcourir jusqu'à l'île d'Yeu. Je pense qu'on peut tenter le coup.

 

- D'accord ! Le temps de tout mettre en ordre et on y va.

 

         C'est ainsi qu'à midi, la quille et le safran frétillant de bonheur, je larguais les amarres. Tous, à bord, étions conscients que la traversée serait quelque peu agitée, mais qu'importe, n'étions-nous pas de vrais marins ?

 

         J'étais au milieu du chenal qui mène à l'océan quand, subitement, l'économe de bord se rendit compte qu'elle avait omis de régler ma dernière nuitée. Je te laisse imaginer la réponse du Capitaine lorsqu'elle lui demanda de faire demi-tour. L'honnêteté a ses limites...

 

         Était-ce la première dépression qui musardait ou la suivante qui se hâtait ? Je ne saurais le dire, mais toujours est-il que, dès la sortie du port, je m'en donnais à cœur joie, surfant sur une mer plus gaillarde que ne l'avaient envisagé mes compagnons.

 

         Au début, tout allait bien : j'étais ravi de cette course revigorante et mes « vrais marins » se sentaient d'attaque pour rallier Port-Joinville. Puis, au fur et à mesure que je prenais le cap (*) qu'ils m'indiquaient, je vis leur enthousiasme se tarir, leurs visages blêmir : celui du Capitaine parce que son estomac lui rappelait sa profonde aversion pour les na­vigations au près(*) sur une mer agitée, celui de la Mous­saillonne parce que ce qu'elle voyait devant elle l'incitait à penser que ma route était  bigrement risquée.

 

- Dis donc Capitaine, il y a quelque chose qui cloche, il me   semble que  nous nous acheminons allègrement vers la côte rocheuse.

 

-  Meuh non ! C'est une impression d'optique ! Comme pré­vu, nous avons bifurqué vers le nord juste après avoir dé­passé la bouée indiquant l'entrée de la baie. Le cap actuel nous fait éviter les dangers. De toute façon, nous n'avons pas le choix, la direction du vent est telle que nous ne pou­vons pas nous éloigner davantage de la côte, nous serions trop au près et n'avancerions plus.

 

- Bon, alors si j'ai bien compris, nous allons nous écraser sur les rochers parce que c'est en prenant cette direction que le bateau avancera le mieux ! Génial !

 

- …

 

- Que mes yeux soient abusés, soit, mais le GPS, lui, ne se trompe pas. S'il dit que nous n'éviterons pas les dangers en gardant ce cap, c'est que nous ne les éviterons pas ! Mais  viens regarder la carte, enfin !

 

- Tu veux ma mort ? J'ai trop mal au cœur pour bouger de mon banc...Alors descendre !

 

         La suite ne t'étonnera pas, je pense : une météo moins favorable que supposé, un Capitaine en conflit avec son es­tomac, une Moussaillonne confiante en son tout nouveau GPS...Décision fut prise de rebrousser chemin et deux heures après, je retrouvais ma place parmi mes copains au long cours.                                                                                  

Le retour au calme fut bénéfique aux facultés d'ana­lyse de mes équipiers qui se penchèrent sur leurs ouvrages nautiques.                                                                               

- Eh bien voilà ! Avec cette carte à grande échelle, nous avons encore frôlé la catastrophe faute d'avoir lu attentive­ment les informations en notre possession, s'exclama la Moussaillonne, dépitée. Il y a deux balises à la sortie des Sables, mais une seule est reproduite sur la carte : nous avons viré trop tôt ! Si nous continuons comme ça, on va bien finir par s'y fracas­ser sur la côte !!!!                                     

En guise de conclusion, elle en déduisit que ce qui porte malheur sur un voilier, ce n’est pas de prononcer le nom d’un certain animal à longues oreilles, mais de vouloir quitter un port sans avoir payé son dû.

 

         Deux jours plus tard, porté par un vent modéré sur une mer  apaisée, je mettais le cap sur l'île d'Yeu. Brève escale avant de me diriger vers Belle-Île où mon arrivée ne manqua pas d'amuser quelques collègues. Je t'explique : c'était le début de soirée, la marée était descendante et par consé­quent les écluses des bassins à flot étaient closes. Je n'avais d'autre choix que de passer la nuit dans l'avant-port, embossé(*) à deux bouées afin d'éviter tout mouvement in­tempestif. Or, il s'avéra nécessaire de rallonger une de mes amarres, ce que fit la Moussaillonne avec application. Mais application ne signifie pas efficacité ! Car dans ce cas, pour­quoi moins d'une heure plus tard, me suis-je retrouvé flanc à flanc avec mon voisin le plus proche ?

 

- Ben ! Ne vous gênez pas ! m'asséna-t-il, surpris d'une telle promiscuité.

 

- Je vous prie de m'excuser, mais ceci n'est nullement de mon fait. Je crois qu'une de mes amarres s'est rompue.

 

- Rompue, vous êtes certain ? J'ai pu observer votre équi­pière à l'œuvre, tout à l'heure. Cela ne m'étonnerait guère qu'elle ait confondu nœud de vache(*) et nœud plat(*) ! Ce qui expliquerait votre mésaventure car, c'est bien connu, un nœud de vache ne sert à rien sinon à tromper les matelots maladroits.

 

- Soyons magnanimes, elle est gauchère ! Si je vous disais qu'il lui a fallu 4 années d'intense réflexion pour maîtriser l'art du nœud de chaise(*), son pouvoir d'analyse ayant été perturbé par le fait que toutes les explications qui lui étaient prodiguées émanaient de droitiers !

 

- Je vous répondrais qu'elle a intérêt à le booster, son pou­voir d'analyse, et nous sortir au plus vite de cette situation un brin inconfortable !

 

         Ce n'est pas la Moussaillonne qui me tira de ce mau­vais pas, mais le Capitaine qui, tout en maugréant contre sa moitié, mit P'tit Canote à contribution afin d'aller rattacher mes deux amarres qui barbotaient paresseusement dans les eaux du bassin.

 

         Et je repris sagement ma place.

 

       Le lendemain, dès l'ouverture des écluses, je troquai mes bouées de mouillage pour quelques mètres le long d'un quai exigu et bruyant dans le port du Palais où je restai deux jours. Le temps pour mes compagnons d'arpenter l'île de long en large et d'apprendre qu'il leur fallait au plus vite me trouver un lieu d'escale nettement moins onéreux, car le Ca­pitaine était attendu à l'autre bout du monde sous huitaine.

 

         Pas facile dans le coin, en plein mois de juin, de dégo­ter un abri sympathique ne mettant pas en péril la caisse de bord ! Nous nous dirigeâmes d'abord vers le port de Saint-Nazaire qui, d'après les dires d'un voisin de ponton, ac­cueillait gratuitement les plaisanciers adeptes du système D, pourvu qu'ils ne fussent pas trop regardants sur le confort. Une réplique du bassin à flot de Bordeaux ? Le rêve...D'au­tant plus que la Moussaillonne, toujours en délicatesse avec son squelette, savait de source sûre qu'une excellente os­téopathe était installée en ville.

 

         Las, notre enthousiasme ne dura que le temps de la traversée ! Car lorsque je me présentai devant les portes de l'écluse, mes équipiers découvrirent un grand panneau indi­quant que, désormais le port était payant, prière de prendre contact avec la capitainerie. Ce qu’ils firent, non sans avoir auparavant jeté un coup d'œil à l'intérieur du bassin : entre l'ancienne base sous-marine allemande et les quais gri­sâtres, l'atmosphère ne leur sembla pas des plus ac­cueillantes. Impression corroborée par la conversation télé­phonique qu'échangea le Capitaine avec son interlocuteur : bien que sans commodité aucune, les lieux, dédiés avant tout à la marine professionnelle, étaient devenus onéreux pour les plaisanciers afin de les dissuader d'y faire escale.

 

- Tuyau bien percé ! déclara la Moussaillonne, un brin dé­çue. Qu'avons-nous d'autre dans notre besace ? Ah oui ! La Roche-Bernard, sur la Vilaine. Espérons que nous aurons plus de chance !

 

         Je repris donc le chenal en sens inverse, slalomant entre les nombreux cargos qui allaient et venaient. Une ving­taine d'heures de navigation plus tard, je m'engageai dans l'embouchure de la Vilaine, passai le barrage d'Arzal et atter­rissai à La Roche-Bernard d'où je t'écris aujourd'hui.

 

         Un vrai petit paradis, ici : l'accueil des autorités por­tuaires fut courtois et bienveillant, le paysage est magnifique et la superbe jonque avec laquelle je partage un ponton est si bien astiquée que mes équipiers se sont empressés, dès notre arrivée, de repeindre mon pont.

 

         Combien de temps vais-je rester ici ? Je ne saurais le dire, mais qu'importe, ma voisine est si mignonne !

 

         A bientôt,   Ton copain enchanté,  Marsup de Loupiac

 

La Roche-Bernard, 12 août 1999   

 

 

La Roche-Bernard, 12 août 1999

 

 

 

Cher ami Ballade,

 

         Quand tu liras cette lettre, de retour de ta croisière es­tivale, serai-je reparti pour de nouvelles aventures ou tou­jours collé à mon bout de ponton ? Difficile à dire, car depuis deux mois, tandis que le Capitaine enchaîne voyage profes­sionnel sur voyage professionnel, la Moussaillonne  s'est déjà rendue à plusieurs reprises à Saint-Nazaire afin de ré­gler le différend qui l'oppose à son squelette. Et la tâche est ardue ! Je la sens inquiète, ne sachant si elle pourra retrou­ver sa forme d'antan.

 

         Comme elle doit éviter tout geste inconsidéré, pour passer le temps entre deux balades en ville, elle joue de la guitare, elle écrit, elle s'exerce à la pêche à la ligne.

 

         Tiens, l'autre matin, elle a attrapé un poisson-chat ! Si le piéger fut aisé et sans surprise - un petit morceau de lard au bout de la ligne suffit à l'attirer, comme pour les anguilles - l'occire, en revanche, déconcerta au plus haut point notre apprentie pêcheur. La bestiole gisait, agonisante, sur le pon­ton. Afin d'abréger ses souffrances, s'armant de son courage et d'un grand couteau, d'un geste ferme, Vlan !  elle décapita sa victime. La tête roula d’un côté, le corps de l’autre. Et voi­là que devant ses yeux ébahis, malgré ce traitement totale­ment inamical et logiquement radical, ces deux parties d’un tout, bien que dissociées, continuaient  à gigoter comme des asticots. Fascinée par le spectacle, l'idée folle l'effleura que la poisson-chatte (c’était une fille), dont les yeux conti­nuaient à s’ouvrir et se fermer, était  encore vivante. Finale­ment, ayant repris ses esprits, elle découpa les filets et les fit griller : la chair de la pauvre bestiole, dont les convives com­parèrent le goût à celui de l’anguille, fut appréciée par leurs papilles de gourmets, mais l’idée qu’un être vivant puisse passer si vite de son cadre de vie dans l’assiette de quelque carnassier la laissa néanmoins  perplexe…

 

         Voilà la seule petite anecdote valant la peine d'être re­latée. Tu comprends maintenant combien les jours s'écoulent calmement ici. Heureusement, je me suis fait de nouveaux copains, britanniques pour la plupart. Je voyage par procuration, à défaut de fendre les flots !

 

 

 

                           Ton copain immobile,

 

 

 

                                                     Marsup de Loupiac

 

 

 

             

 

La Roche Bernard
La Roche Bernard

La Roche-Bernard, 16 janvier 2000

 

 

 

Très cher ami Ballade,

 

         Les vœux que tu m'as adressés en ce début d'année m'ont rempli de joie. Qu'il est bon de savoir que l'amitié per­dure, malgré la distance qui nous sépare !

 

         En retour, reçois mes souhaits de bonne traversée pour cette ultime année du millénaire :

 

 

 

Coque solide,

 

Moteur robuste,

 

Voiles performantes,

 

Je te souhaite de joyeuses navigations

 

Sur une mer hospitalière,

 

Porté par des vents favorables.

 

        

 

         Comme tu vois, je suis toujours à La Roche-Bernard, et pour les joyeuses navigations, il va me falloir encore pa­tienter, car figure-toi que mon équipage m'a déserté pour se rendre au chevet d'une maison !! Je t'explique.

 

         À la fin de l'été, mes compagnons décidèrent de prolonger de quelques mois leur escale bretonne, la Mous­saillonne ne se sentant pas encore apte à jouer de la mani­velle de winch(*) et à tirer sur les écoutes(*) avec l'énergie né­cessaire. Or, à la même époque, le frère de cette dernière et son épouse décidèrent d'acquérir une maison près de Saintes. Une vieille, très vieille maison dont l'âme, selon les dires du Capitaine, était enfouie si profondément dans ses pierres que bien des soins étaient nécessaires pour qu'elle s'épanouisse de nouveau.        

 

La maison de Courcion
La maison de Courcion

Cette nouvelle me stupéfia. Jamais je n'aurais suppo­sé que ces choses immobiles que l'on aperçoit ici et là, au gré de nos voyages, pouvaient être dotées d'une once de vie. Tu te rends compte, elles sont comme nous, les beaux bateaux qui vont sur l'eau !

 

- Voilà, on a bien réfléchi, m'exposa la Moussaillonne tandis qu'elle préparait ses bagages. Mon dos exige d'être traité avec précaution pendant quelque temps, l'énergie du Capi­taine ne demande qu'à se déverser dans un projet concret, tandis qu'une vielle maison fort sympathique aspire à retrou­ver sa joie de vivre. Ses propriétaires ayant une meilleure connaissance de la construction de l'esprit que de celle des murs, nous avons décidé d'aller leur donner un coup de main. L'affaire d'une petite année, tout au plus. Et après, en avant pour de nouvelles aventures, promis juré !

 

         L'automne commençait à poindre, les plaisanciers à déserter les quais, la torpeur à envahir le port. Avec Gon­trand, nous étions près de sombrer dans une langueur mo­notone, lorsqu'un matin particulièrement brumeux, nous dis­tinguâmes une silhouette approcher prudemment de notre ponton pour s'engager délicatement entre mes pare-        battages et le catway voisin où elle s'amarra avec élégance. Superbe anglaise en polyester d'origine suédoise d'environ 38 pieds, merveilleusement entretenue par ses propriétaires, KUMARI venait d'entrer dans ma vie.

 

         Dès notre premier frôlement de coques, ce fut le coup de foudre. Et depuis ce jour béni, nos haubans frémissent à l'unisson, nos proues[1] se caressent délicieusement au gré des ondulations des flots...Nous sommes amoureux, nous sommes heureux et c'est génial !!!

 

         Conscients que notre amour ne pourra s'épanouir que le temps de cette escale bretonne, que nous devrons nous séparer l'été revenu, nous le vivons avec passion. Notre bonheur est tel qu'il attire les couples de poissons-chats et de canards. Même Ernest, le cygne misanthrope mascotte du port, a pris l'habitude de nous rendre visite, devenant presque sociable.

 

         Quant à Gontrand, il s'est lié d'amitié avec Yanmar, le moteur de KUMARI. Et tandis qu'avec ma belle nous rêvons de navigations idylliques, bord à bord, poussés par les alizés bienveillants vers des contrées lointaines, eux ne parlent que vitesse, tours/minutes, s'imaginant gagner mille courses grâce à la puissance de leurs mécaniques...Chacun ses passions !

 

         L'hiver passe ainsi, douillettement, et c'est bien la pre­mière fois que nul à bord n'attend l'arrivée des beaux jours avec impatience ! À part Castagnette, bien sûr !

 

Mais si, tu le connais, c'est le moteur hors-bord de mon an­nexe[2] P'tit Canote.

 

Figure-toi que tout occupés qu'ils étaient à vouloir sauver l'âme d'un tas de pierres vieillissant, mes équipiers en ont oublié de mettre le pauvre petit moteur à l'abri avant leur dé­part, le laissant grelotter dans la froidure, agrippé à mon bastingage.

 

         C'est ma voisine la jonque qui, ayant pas mal bourlin­gué le long des côtes espagnoles, l'a baptisé ainsi, Casta­gnette, car depuis un mois, pas une nuit sans que les pon­tons ne résonnent des entrechocs de ses vis et boulons, tant il tremble de froid. J'appréhende le jour où il devra remettre ses rouages en marche ! Il semble si faible. Heureusement qu'il y a de bons mécaniciens dans les parages !

 

         Voilà, je pose maintenant ma plume pour rejoindre ma douce amie et te dis à bientôt.

 

 

 

                           Ton copain amoureux,

 

                                                              Marsup de Loupiac.

 

KUMARI mon amour de copine de ponton et  le pauvre CASTAGNETTE

Port Tudy, 23 août 2000

 

 

 

Cher Ballade,

 

         L’amour, mon ami, est un sentiment bien curieux. Je le savais, pourtant, que notre idylle prendrait fin avec l’arrivée des beaux jours ! Alors, pourquoi donc notre séparation me plongea-t-elle dans un abîme de tristesse dont même les blagues de Gontrand n’arrivaient pas à me sortir ?

 

         Jamais je n’oublierai ce funeste après-midi du mois de mai où les propriétaires de ma douce amie firent irruption dans notre bonheur, ne nous laissant que quelques heures pour nous dire adieu, tant ils étaient pressés de la mener jusqu’à un petit chantier en amont de La Roche-Bernard, afin de la préparer pour sa croisière estivale.

 

         À peine sa gracile carène disparue au détour d’un méandre du fleuve, voilà-t-il pas que je sens toute ma struc­ture se ramollir, mon mât, habituellement si altier, se tasser, mes filières[*] s’avachir entre mes chandeliers[*], et pour finir, mon robuste boute-dehors[*] piquer du nez lamentablement !

 

- Courage ! s’exclama ma voisine la jonque. Ne savais-tu pas qu’un amour brisé est bien plus douloureux qu’une at­taque de rouille, aussi virulente soit-elle ?

 

         Non, je ne le savais pas...Et je trimbalais mon chagrin, pensant ne jamais pouvoir retrouver une once de joie de vivre. Mon pont devenait hideux et je m’en fichais, les fris­sons de Castagnette me laissaient de glace, la compassion de mes compagnons de ponton m’agaçait plus qu’elle ne me remontait le moral.

 

- Tu commences à m’énerver, m’asséna Gontrand un soir où ma déprime était particulièrement voyante. Ton cœur est en train de devenir aussi moche que ton pont ! Tu ne t’aperçois même pas que Castagnette est dans un état semi-comateux, tellement tu es aveuglé par ton égoïsme ! Pour lui, oui, je me fais du souci ! Pas pour toi qui n’arrêtes pas de te regarder l’épontille[*] de mât ! Et Kumari, tu crois qu’elle serait fière de toi ? Où est-il le fringant voilier rêvant de courses autour du monde ? Je ne vois qu’une barcasse verdâtre tout juste bonne à se traîner le long des berges des rivières ! Tu ne vaux pas mieux qu’un tas de pierres, tiens !

 

         Gontrand a le don de trouver les mots justes pour me faire réagir. Et là, il avait atteint sa cible en plein dans le mille ! Je cessai illico de soupirer au fond de ma quille, re­dressai mon mât, retendai mes filières, repointai mon boute-dehors vers l’horizon et réconfortai du mieux que je pouvais un Castagnette terriblement affaibli. Quant à mon pont, l’amélioration de son état n’était malheureusement pas de mon ressort. Il était plus que temps que mon équipage se manifeste !

 

         Tu sais, la télépathie entre humains et voiliers, c’est sûr, ça fonctionne ! Car deux jours après mon retour à la vie, le Capitaine et la Moussaillonne étaient là, devant moi, en­combrés de leur bardas habituel.

 

         Mon aspect négligé les étonna quelque peu, mais contrairement à mes craintes, ils ne m’en tinrent nullement rigueur. Mieux, se sentant coupables de m’avoir abandonné si longtemps, ils s’empressèrent de brancher un tuyau d’eau, se précipitèrent fébrilement sur leur matériel de net­toyage et frottèrent, frottèrent, avec tant d’énergie que le surlendemain de leur arrivée, j’avais retrouvé mon presque lustre d’antan...un bon coup de peinture étant nécessaire pour parfaire le travail.

 

         Quant à Castagnette, incapable de réagir à la moindre impulsion quand ils tentèrent de le faire démarrer, ils n’eurent d’autre choix que de l'emporter d'urgence à la cli­nique la plus proche où un mécanicien le déshabilla entière­ment afin de faire sécher toute ses pièces. Il en ressortit complètement ragaillardi, mais à quel prix ! Maintenant le petit moteur est traité avec les égards qui lui sont dus, em­mitouflé dans un manteau imperméable qui le protège du froid et des embruns. Il était temps !!!

 

         La rapidité avec laquelle mon équipage s’activa à me redonner vie augurait d’un départ imminent. Mais les au­gures peuvent se tromper, et lorsque je vis le Capitaine, quelques jours après son arrivée, repartir valise à la main, je compris que les amarres n’étaient pas encore larguées.

 

         Restée seule à bord, la Moussaillonne peaufinait ma remise en état avec entrain quand, patatras ! un vendredi après-midi, le responsable du port lui annonça que, la place que j'occupais ayant été attribuée à un collègue sur le point d'arriver, je devais la libérer dès le lendemain. Consternation à bord : il fallait déménager ! Et qui dit déménager dit me pi­loter avec dextérité jusqu’à un autre ponton, ce que mon équipière se sentait absolument incapable de faire. Mettre Gontrand en marche, d'accord, préparer les amarres, un jeu d'enfant, faire le point, vérifier la route à suivre, pas de problème, mais me faire accoster !!  L'angoisse l'étreignit, elle se sentait si nulle !!!

 

         Heureusement, et tu le sais bien pour l’avoir fréquen­tée, elle est très sociable ; ce fut donc tout naturellement que, parmi les nombreux copains qu’elle s’était fait en une semaine, trois se proposèrent afin de me conduire jusqu'à mon nouvel emplacement situé au ponton « Visiteurs ». Elle était inquiète : un étranger tiendrait ma barre pour la pre­mière fois. Saurait-il me diriger convenablement ?

 

         La nuit suivante, tandis qu'elle dormait d'un sommeil agité, Gontrand et moi nous concertâmes : pas de facétie, pas de sautes d'humeur, nous lui ferions honneur devant ses amis, nous serions sages et obéissants. Promis juré !

 

         Le jour fatidique arriva enfin. Je ne sais pas si cela t’est déjà arrivé de devoir composer avec un autre barreur que ton capitaine attitré. Pour tout te dire, j’appréhendais un peu, moi aussi. Eh bien ! Ce n'est pas pour me vanter, mais c'est avec beaucoup de classe que je parcourus les quelques centaines de mètres qui me séparaient de mon nouveau domicile que, par ailleurs, j'espérais provisoire. Quant à l'amarrage, il fut parfait : bravo à l'équipage improvi­sé ! Gontrand et moi étions fiers…et heureux pour notre Moussaillonne.

 

         Deux semaines plus tard, le Capitaine était de retour, nous pouvions repartir pour de nouvelles aventures. Un joyeux apéritif d'adieux en compagnie de quelques Rochois, une bonne nuit de repos et …en avant !

 

         Nous ne nous dirigeâmes pas immédiatement vers la mer, l'équipage ayant pensé, avec justesse, que ce fleuve si paisible était l'endroit idéal pour s'entraîner à mouiller. Car aussi incroyable que cela puisse te paraître, je n'avais ja­mais eu l'occasion de m'adonner au mouillage forain, qu'il fût fluvial ou maritime. Je remontai donc la Vilaine jusqu'à un petit port dénommé Foleux, m’installai un peu à l'écart des autres bateaux et…ce moment tant attendu par mon ancre se produisit enfin : accrochée solidement à sa chaîne, elle se précipita avec enthousiasme dans les profondeurs du fleuve dont les fonds glaiseux, auxquels elle s’accrocha vi­goureusement, l’accueillirent avec bienveillance. Euphorie sous l’eau, mais aussi en surface, mes équipiers n’étant pas peu fiers d’avoir si parfaitement réussi la manœuvre. Quant à l’économe de bord, elle se réjouissait d’autant plus que, pour la première fois, je ne leur coûterais pas un sou pour dormir, pas de droits de port ! 

 

      

 

Enfin, c’est ce qu’elle croyait, car le lendemain matin, vers 10 heures, une petite embarcation à moteur s'approcha de moi :

 

- Bonjour, de quoi s'agit-il ? s'enquit le Capitaine.

 

- Bonjour, c'est pour la taxe de port, rétorqua, souriant, l'un des deux hommes à bord du bateau.

 

- Quelle taxe de port ? Comme vous pouvez le constater, nous sommes à l'ancre !

 

- À l'ancre certes, mais sur le territoire de la commune. Et tout propriétaire de navire stationnant sur ledit territoire se doit de payer une taxe communale, taxe calculée en fonction de la longueur du bateau. Quelle est la taille de celui-ci ?

 

- 11,80 mètres.

 

- Ça fera donc 55 francs.

 

- Ah ? Bien…Mais dites-moi, à quel endroit se trouve donc la limite des eaux communales ?

 

- Là-bas, à 50 mètres, là où le fleuve fait un coude. Allez, au revoir et bonne journée !

 

         Interloqués et un tantinet vexés, mes compagnons se demandèrent, en l'absence de tout panneau indicateur, com­ment les plaisanciers de passage pouvaient s'y retrouver. Peut-être que cette bouée, là-bas, accrochée à un piquet planté près de la berge et aux trois quarts dissimulée par de hautes herbes était un indice, peut-être… 

 

         En tout cas, la leçon à 55 francs fut profitable ! Pour notre deuxième nuit de camping sauvage sur le fleuve, Ils furent vigilants et jetèrent mon ancre bien à l'écart des autres navires qui dormaient dans le port d'Arzal, au pied du barrage du même nom. C'était notre dernière escale avant de nous élancer (enfin!) vers l'océan.

 

         Passer les écluses d’Arzal fut un bonheur ; rien à voir avec les portes rhumatisantes du bassin à flot de Bordeaux ! Et pour, de là, atteindre l’embouchure de la Vilaine, nul besoin de 2 jours, quelques heures suffisent.
         Une légère brise chatouillait ma grand-voile, la mer on­dulait paisiblement, le soleil était encore bien installé dans le ciel.

 

         Bon, pensai-je. Maintenant, vers quelle contrée loin­taine allons-nous mettre le cap ? Enfin, lointaine, lointaine...Le Capitaine n’ayant pas cessé son activité, je ne m’attendais pas à m’élancer vers l’Amérique. Mais les Scilly, l’Irlande, ça semblait faisable, non ?

 

- Si nous mouillions dans le coin, à l'abri des vents, avant de faire route, demain, vers l'île de Groix ? proposa soudain le chef de bord.

 

         Mouiller ? Encore ? Cela devenait une habitude !! Pour ensuite se rendre à l'île de Groix ? Bon, pourquoi pas ? D’ici à Groix, il doit bien y avoir une cinquantaine de milles. Une petite mise en quille avant une croisière digne de ce nom ??? Tu sais, j’ai fini de me poser des questions. De toute façon, ce n’est pas moi le chef, alors...Et puis, comme dit le proverbe, «qui va piano, va sano».

 

         Si moi, je ne risquais pas d'être épuisé par les efforts, ce n'était pas le cas de tout le monde à bord. Car, étant don­né que la Moussaillonne avait le dos fragile, c’est elle qui te­nait la barre tandis que le Capitaine activait le guindeau[*]. Si celui-ci avait été électrique, le fait que je changeai trois fois d’emplacement en moins de 3 heures n’aurait eu aucun effet sur la musculature de mon vaillant manœuvre, mais tel n’est pas le cas, tu t’en doutes bien. Mon guindeau est tout ce qu’il y a de manuel, comme le tien, probablement. À deux vi­tesses, soit, mais manuel.

 

         Je t’explique. À la première tentative, mon ancre fut surprise de ne pas réussir à se fixer dans les fonds sablon­neux, je dérapais en permanence, le courant m'entraînant où le cœur lui chantait, lentement mais inexorablement. Après une heure de surveillance intensive, l'équipage à l'unanimité décida, sur les conseils des "Instructions nau­tiques", d'aller passer la nuit à quelques milles de là, près de la pointe de Kervoyal signalée  par une tourelle bâtie sur une protubérance rocheuse.

 

         Au cours de la deuxième tentative, la Moussaillonne se rendit compte, alors que mon ancre venait à peine de plonger dans les abîmes, que je me trouvais à l’exacte verti­cale du danger signalé par la tourelle, à savoir des fonds ru­gueux qui auraient éventuellement pu me blesser à la marée descendante.

 

         La troisième tentative, quelques encablures plus à l'est, fut la bonne. Et n’eût été le coup de chaud que prit Gontrand à force d’effectuer marches arrière sur marches avant pour vérifier l’efficacité du mouillage (jamais sa tempé­rature n’était montée si haut), tout aurait été parfait. Aussi, lorsque le soleil disparut derrière l’horizon, mes compa­gnons, éreintés par les efforts de la journée, étaient déjà bien installés dans les bras de Morphée, tandis que volup­tueusement enfoncée dans le sable, mon ancre somnolait, n’ayant aucun effort à fournir pour que je ne dérive pas, tant l'océan était calme et le vent paisible.

 

         Faut-il vraiment en vouloir à cette dernière d’avoir manqué de vigilance ? Après tout, elle est novice en matière de mouillage ! Et puis, les météorologistes avaient prévu une douce brise durant toute la nuit ! Dans ces conditions, pouvait-elle se douter que, vers 3 heures du matin, le vent déciderait tout à la fois de forcir et de changer de direction, me faisant pivoter brusquement autour d’elle, entraînant dans mon sillage 30 mètres de chaîne de diamètre 12 ? Propulsée violemment hors de son cocon sableux, ne pou­vant résister aux forces qui l’entraînaient, elle passa le  res­tant de la nuit à dessiner de profonds sillons sur les fonds marins. Incapable de stopper ma dérive vers le large, elle réussit néanmoins à la ralentir considérablement. Si consi­dérablement que mes deux acolytes, après avoir bondi de leur couchette pour s’apercevoir que le ciel ne venait pas de leur tomber sur la tête, décidèrent qu’il n’y avait pas péril en la demeure et repartirent derechef se coucher. Je ne t’éton­nerai pas si je te dis que des deux, l’une ne dormit qu’épiso­diquement, son naturel plus qu’inquiet l’incitant à veiller à ce qu'aucun obstacle fâcheux ne vint perturber cette paisible dérive…

 

         Et au petit matin, le soleil brillait, le vent était assoupi, la mer ondulait mollement. Le Capitaine était reposé, la Moussaillonne un peu moins. Le moment était venu de re­monter mon ancre et de mettre le cap sur notre objectif, Port Tudy, île de Groix.

 

         La balade fut des plus plaisantes : suffisamment de vent pour gonfler mes voiles, un ciel peu nuageux, une mer apaisée. L'idéal pour se dérouiller les haubans et les bas­taques[*) avant, qui sait, de traverser la Manche, le projet de se rendre en Irlande d’ici la fin de l’été semblant toujours d’actualité. Malgré la persistance de sa fièvre, Gontrand prit courageusement la relève des voiles quand vint son tour de me propulser et ne faiblit point jusqu'à ce que je fus amarré à deux tonnes[*], au milieu du port.

 

         Nous étions alors le 18 juin et l’escale devait être de courte durée : une journée de cyclotourisme, une journée pour s'intéresser à Gontrand. Nous sommes aujourd’hui le 23 août et je suis toujours à Groix !!

 

         Non, non, la santé de Gontrand n'est pas la cause de cette escale à rallonge ! Heureusement ! Je ne sais pas quelles sont tes relations avec ton moteur, mais ce qui me lie au mien va bien au-delà d’une collaboration mécanique ; l’un sans l’autre nous ne sommes rien, l’un avec l’autre nous sommes les maîtres des océans...enfin, surtout de nous rêves d'océans !!! Voilà pourquoi, malgré toute la tendresse que j’éprouve pour mon Capitaine, je le trouve vraiment trop désinvolte. Figure-toi que la fièvre de Gontrand était due à la fois à une insuffisance d'eau et à la vétusté de son huile. Laisser passer deux années sans effectuer la moindre vi­dange, ce n’est pas sérieux ! Du coup, il s’empressa de re­médier à ce manque de respect sous l’œil critique de la Moussaillonne.

 

         Au moment où j’étais prêt à repartir, la météo s’était suffisamment dégradée pour que mon équipage, avec sa­gesse, décide de me laisser ici une quinzaine de jours, le temps d'effectuer un petit voyage professionnel et de partici­per à un sympathique mariage au pied des Pyrénées. Quinze jours qui se sont transformés en deux mois et c’est seulement hier que je les ai vus débarquer du ferry, leurs gros sacs sur le dos.

 

         Il paraît que le Capitaine avait dû s’absenter profes­sionnellement plus longtemps que prévu. Mais moi, per­sonne ne m’avait averti ! Tu ne peux pas t’imaginer à quel point j’étais angoissé : pourquoi ne revenaient-ils pas ? Avaient-ils eu un accident ? Ne voulaient-ils plus de moi ? Malgré les nombreux copains qui s'amarraient à mes côtés tous les soirs, Gontrand et moi nous sentions abandonnés et inquiets. Inquiets pour eux, mais aussi pour nous. Car début juillet, le vent souffla si fort dans le port que ma sous-barbe[*] en acier, à force de frotter sur mon amarre avant, non seulement s'effilocha, mais encore sectionna cette dernière. Je ne tenais plus alors qu'à une tonne que je me mis à heurter violemment avec ma plate-forme arrière. Si violemment que celle-ci finit par se cintrer légèrement (et je ne parle pas de ma peinture !). Heureusement, avant que je ne me blesse davantage, le capitaine du port, un gentil Groisillon fort attentionné, vint à mon secours et me réinstalla le plus confortablement possible. Mais quelle peur !

 

         Aujourd'hui, je suis soulagé. Soulagé, mais terrible­ment déçu, car ce n’est pas encore cette fois que je les apercevrai les côtes irlandaises ! Pour trois raisons selon la Moussaillonne : l’été finissant, le travail du Capitaine et...la maison.

 

         Ah ! La maison ! je l'avais oubliée celle-là, cette empê­cheuse de naviguer tranquille ! Il avait bien raison Gontrand de se méfier de ce tas de pierres qui ne bouge même pas !!

 

Ballade, fais bien attention, toi aussi, à ce qu’un jour une de ces sales hypocrites n'entre dans la vie de tes compagnons de voyage !

 

         Oh ! Ils ont toujours de bonnes raisons pour expliquer le bien-fondé de leurs décisions. N’empêche, je suis méfiant.

 

         Cette fois-ci, ils me font le coup de la remise en forme avant La grande croisière.

 

- Voilà, m’ont-ils déclaré en cœur, on redescend doucement vers Rochefort. Là, on t'a réservé un chouette emplacement à terre où nous allons pouvoir te refaire une beauté (antifou­ling[*], peinture, anodes[*], le grand jeu, quoi !). Ensuite, en mars prochain, tu retournes dans l'eau. Tu restes encore quelques mois dans le port (nous sommes persuadés que tu t'y feras des tas de copains), jusqu'à ce que nous ayons ter­miné la maison et…cap sur le sud de l'Europe. Imagine : l'Espagne, le Portugal,  l'Afrique du nord …Ce sera pas chouette ???? L'Irlande, on la garde pour plus tard, lorsque le Capitaine aura complètement cessé de travailler. On tra­versera même l'Atlantique, si tu veux."

 

         Comme tout cela est bien présenté ! Bon, c’est vrai que j'ai besoin d'un bon lifting, Ils n'arrêtent pas de me co­gner partout ! Et puis le sud,  les collègues qui y sont allés ne tarissent pas d'éloge à son propos. Mais, entre nous, ai-je réellement le choix ? Tu me vois rompre mes amarres et m’en aller jouer les vaisseaux fantômes, moi qui ai tellement besoin de compagnie ???

 

         Je quitte Groix demain. Je t’écrirai de Rochefort, j’aurai tout le loisir de te raconter mes ultimes escales avant ma sortie de l’eau.

 

          Kenavo, comme on dit ici,

 

                                                  Ton copain polyglotte,

 

                                                              Marsup de Loupiac



Rochefort, 12 octobre 2000

 

 

 

Très cher Ballade,

 

         Terrien depuis 3 semaines, déserté par mon équipage mais entouré d’agréables comparses sur un chantier que je qualifierais de rustique, j’ai maintenant tout le temps de te raconter mes dernières aventures. Car oui, il y eut aventures de Groix à ici...et pas des moindres ! Cela t’est-il déjà arrivé de voir ton opératrice utiliser ta VHF pour autre chose qu’entrer en contact avec les ports ou écouter la météo du jour ? Pour lancer un appel à l’aide par exemple ? Eh bien moi, oui ! Et je m’en serais bien passé ! Je te disais dans ma précédente lettre «qui va piano va sano». Je n’en suis plus si sûr !!! Les proverbes sont parfois bien malmenés !

 

         Tout a commencé à ma sortie de Groix, quand le télé­phone portable retentit : le Capitaine devait se trouver au Li­ban sous 8 jours. Penchée sur ses documents nautiques, la Moussaillonne découvrit qu’il existait un petit port à la portée de leur bourse, non loin de l’aéroport de Nantes, Trente­moult, sur les bords de Loire. Inaccessible avec mon mètre soixante de tirant d’eau par petits coefficients de marée[*], il était préférable que j’attende quelques jours pour m’y rendre. La météo étant estivale, décision fut donc prise de musarder le long de la côte bretonne, entre Groix et l’es­tuaire de la Loire dans l’attente du moment propice où je pourrais me présenter à l’entrée de celui-ci, à marée basse, pour remonter le fleuve avec le flot. La veille du jour dit, je fis escale à Pornichet afin que mes équipiers n’aient pas à se lever aux aurores pour notre rendez-vous avec la marée. Or, ma girouette venait de montrer des signes évidents de folie. Bien sûr, la Moussaillonne ne pouvait concevoir que je quitte le port sans un instrument de remplacement ! Acquérir un anémomètre à main retarda notre départ d’une petite heure.

 

         Je me demande bien pourquoi elle s’obstina à entrer en possession de celui-ci. Au moment où je quittai le port, pas une once de vent, pas la moindre ride à la surface de la mer. Gontrand savait que tout le boulot serait pour lui.

 

         Dans de telles conditions, décidé à regagner le temps perdu, le Capitaine, après avoir jeté un rapide coup d'œil sur les cartes, choisit de couper au plus court, à savoir longer la côte jusqu'à l'estuaire. Ne voulant pas faire montre de pru­dence excessive, ainsi qu'il lui était souvent reproché, en suggérant d'emprunter une passe balisée, la Moussaillonne se rallia à l'avis de celui-ci. Et nous voilà partis.

 

         Une demi-heure ne s’était pas écoulée que l'alarme de mon sondeur se déclencha : je n'avais plus que 3 mètres d'eau sous la quille. Puis, très rapidement, 2,50 mètres, 2 mètres, 1,90 mètre…Prompt à réagir, mon skipper enclen­cha sur le champ la marche arrière et tourna la barre pour me faire pivoter vers le large.

 

.

 

         Au fait, t’ai-je déjà dit que je suis né avec une légère anomalie, à savoir que ma protection de safran est plus pro­fonde de quelques centimètres que ma quille ? Petit défaut de construction qui, jusqu’à ce jour, ne m’avait pas posé de problème. Il faut un début à tout !! Car me trouvant à patau­ger dans un peu plus d’1,50 mètre d’eau sur des fonds ro­cheux, au cours de la manœuvre, ma protection de safran se coinça entre deux aspérités, me stoppant net.

 

- Aïe ! Aïe ! Hurlai-je, autant de douleur que d’étonnement. Purée ! Je suis sûr que je me suis fait une bosse au safran !

 

- Ça y est ! On  va couler ! "Marsup" est fichu ! explosa la Moussaillonne qui, certaine que ma fin était proche, souleva mes planchers, étonnée de n’avoir pas encore les pieds dans l’eau.

 

- Arrête de dire des bêtises ! rétorqua le Capitaine après être revenu de sa surprise. On est allé mourir sur le rocher, on ne l'a pas heurté violemment, on ne va pas couler.

 

         Il avait raison ! N’empêche, un peu de compassion de sa part ne m’aurait point déplu ! Car, si la réaction de la Moussaillonne était quelque peu exagérée, elle m’ alla néanmoins droit au cœur. Au moins, je suis certaine qu’elle m’aime, elle !

 

         Bon, je n'allais pas sombrer, soit, mais comment mon Capitaine-casse-cou avait-il l'intention de me sortir de ce mauvais pas ???

 

- J'envoie un appel de PAN PAN[*] avec la VHF, s’enquit mon opératrice ?

 

- Meuh non ! lui rétorqua le maître de bord. Viens donc plu­tôt ici, sur le même côté du pont que moi. Agrippe-toi aux haubans et balance-toi pour faire bouger le bateau. Il reste de l'eau, ça va le dégager.

 

         Toi et moi sommes de la même corpulence. Donc, tu t’imagines bien que cette manœuvre, judicieuse  si j'avais pesé deux ou trois tonnes, ne produisit aucun effet en     l’occurrence !

 

- Et maintenant ?

 

- Bon, ben, envoie-le ton PAN PAN !

 

         Peu habituée à ce genre de procédure, c’est une opé­ratrice terriblement intimidée qui empoigna le micro de ma VHF pour demander de l’aide. Tellement intimidée que sa mémoire flancha lamentablement quand il s’agit d’épeler mon nom en alphabet international. Et il est long, mon nom !!! Les Mike, Alpha et Romeo firent rapidement place à des Marie, Alphonse, Robert et compagnie. Patient, son in­terlocuteur !

 

         Finalement, elle réussit à s’entendre avec celui-ci et une bonne demi-heure après le lancement de l’appel, je vis apparaître deux hors-bord des Affaires maritimes. Comme la mer n’avait pas attendu leur venue pour continuer à se reti­rer, je n’avais plus que 80 centimètres d'eau autour de la quille, ce qui rendait toute intervention impossible. Les sau­veteurs rebroussèrent donc chemin, non sans avoir failli auparavant, eux aussi, échouer leur embarcation. Que pou­vais-je faire sinon m’installer confortablement sur mon deuxième bouchain tribord et attendre patiemment que le flot daigne infléchir son cours ?

         À quelques dizaines de mètres, les ramasseurs de co­quillages déambulaient sur les rochers, nullement impres­sionnés par ma présence, car, apparemment, je n’étais ni le premier ni le dernier contraint au repos forcé sur cette por­tion de côte. Les Capitaines-casse-cou seraient-ils légion ?

 

Enfin, après une heure et demie de douce somno­lence, je sentis l'eau chatouiller ma coque : la marée remon­tait, j'allais de nouveau flotter. Peu à peu, je me redressai et, plus rapidement que mes compagnons ne l'avaient prévu, je n'eus plus quille. Il fut alors relativement aisé de me désen­traver pour reprendre ma route.

 

         Le soleil brillait, Gontrand ronronnait normalement malgré sa jauge de température d'eau mise KO par les émo­tions. Pourtant, lorsque le Capitaine prit la parole, je pres­sentis que l'orage allait bientôt éclater :

 

- Quel est le cap à suivre ?

 

- Celui de la passe, là-bas. Tu vois les bouées rouge et verte qui la signalent ?

 

- Tu veux nous faire faire ce grand détour, alors que nous sommes en retard pour attraper la marée montante à St Na­zaire ? Pas question ! Nous couperons en visant la tourelle du Grand Charpentier.

 

- Ça va pas la tête ! Regarde, à cet endroit, sur 200 mètres, il n'y a que 2,60 mètres d'eau ! Tu ne vas pas recommencer tes âneries !!!!                                                                                                                                                                                                             - Arrête de hurler !! 2,60 mètres, c'est à marée basse et nous sommes à marée montante. La mer est plate, 3 mètres d'eau nous suffisent. De toute façon, il y aura bien plus !

 

- T’as pas intérêt à nous planter encore une fois !!!

 

         Comme souvent, le Capitaine avait péché par excès d’optimisme et j’eus rapidement à parcourir quelques enca­blures avec à peine 3,50 mètres d’eau sous la coque. Je dois t’avouer que j’étais un peu fâché, ma semelle de quille n’ayant pas pour vocation de raboter les fonds de la mer. Mais mon mécontentement n’avait rien à voir avec la réac­tion de la Moussaillonne qui, le regard fixé sur l’écran de mon sondeur, éructa :

 

-T'es complètement malade !!! J'ai plus confiance en toi !!!

 

- Arrête ! Tu deviens hystérique !

 

- C'est pas vrai !!!!! C'est toi qu'es complètement inconscient !!!!

 

         Pendant que mes compagnons se chamaillaient aima­blement, moi j’avançais et, peu à peu, les fonds marins s'éloignèrent de ma quille. Alors, la tension se relâcha à bord.

 

         Par la suite, la Moussaillonne expliqua le motif de son courroux : l'éventualité de devoir faire un nouvel appel radio, peu de temps après le premier, si par un malheureux concours de circonstances je me trouvais de nouveau immo­bilisé. Jamais elle n'aurait pu surmonter sa honte. Et moi, donc !!!!!!!!! L'erreur est humaine, d'accord, mais deux fois coup sur coup !    

 

         Finalement, malgré ce contretemps notable, j’arrivai suffisamment tôt à l’embouchure de la Loire pour pouvoir profiter du courant favorable et remonter tranquillement jus­qu’au port, mon équipage s’étant réconcilié. Trentemoult m’accueillit avec sympathie. J’y restai une quinzaine de jours, à patauger dans la gadoue.

 

         La suite du voyage fut des plus agréables, malgré mon appréhension alors que je redescendais la Loire pour re­joindre l’océan, me demandant ce qui allait encore arriver de fâcheux. Eh bien, rien ! Voyage parfait, sortie de l’eau sans problème. Je n’ai plus qu’à attendre le retour de mes équi­piers, espérant que le tas de pierres charentais ne me sup­plantera pas dans leur cœur. Souhaite-moi bonne chance !!

 

         Écris-moi, j’attends de tes nouvelles avec impatience.                                   

 

                  Ton copain philosophe,

 

                                    Marsup de Loupiac                

 

        

 

 

 

 

 

Rochefort,  23 novembre 2001

 

 

 

Cher Ballade,

 

         C'est un voilier dépité, mais non vaincu, qui s'adresse à toi en cette fin d'automne. Pourtant, tout s'annonçait bien ! Car, ainsi qu'ils me l'avaient promis, après avoir rendu pré­sentable - et semble-t-il confortable - cet être de pierres planté au beau milieu des champs de maïs et de colza de la campagne saintongeaise, mes compagnons me revinrent au cœur de l'été, décidés à lutter efficacement contre la rouille  qui rongeait mes œuvres vives[*] en se faufilant sournoise­ment entre ma coque et l'enduit de finition censé parfaire ma silhouette tout en la protégeant des agressions multiples et diverses.

 

         Et efficace, ils le furent, je t'assure ! En moins d'une semaine, je fus décapé de la semelle de la quille à la ligne de flottaison et badigeonné de trois couches d'un onguent sans solvant à base de zinc. Plus de peinture malodorante, plus d'antifouling aux effets discutables...et plus de déman­geaisons autour de la quille ! Un bonheur ! Je te recom­mande ! En principe, selon les experts, non seulement la rouille me laissera en paix, mais en plus je ne devrais pas trop indisposer les habitants des océans. Je dis bien « pas trop » ! Rien n'est parfait !

Bref, à peine la sableuse disparue et les pinceaux la­vés, le chariot vint me chercher et je me retrouvai amarré dans le port de Rochefort. Pour Gontrand et moi, tant de  hâte à me remettre dans mon élément naturel ne pouvait si­gnifier qu'une chose : le départ  était imminent. N'aurais-tu pas pensé la même chose à notre place ?

 

         Eh bien ! En fait de départ, cela s'est cantonné à mon déplacement d'un bassin à l'autre ! La raison ? ENCORE une maison !! Cette fois-ci, à Grenoble, chez un des fils du Capitaine. Et comme d'habitude, j'eus droit à la même ti­rade :

 

- L'été est déjà bien avancé, nous n'aurions pas pu partir bien loin, le Capitaine est trop heureux de donner un coup de main à son fils et, promis-juré, dès le retour du printemps et les élections passées (la Moussaillonne s'y intéresse de très près), on file vers le Portugal.

 

         Et patati, et patata...et pataplouf dans les profondeurs du port, nos projets de croisière !

 

 



 

Vois-tu Ballade, sur le chantier de mon enfance, les Anciens, ceux qui avaient bourlingué à travers tous les océans du globe, aimaient à nous mettre en garde, nous autres les jeunots, contre les dangers auxquels doivent faire face les voiliers au long cours : vents violents, vagues mons­trueuses, côtes aux rochers acérés, hauts-fonds meurtriers. Je me souviens de leurs récits terrifiants qui transformaient parfois nos nuits en cauchemars. Mais aucun, non aucun n'avait jamais évoqué le plus grand des fléaux : LES MAISONS. Superstition ? Peur de nous décourager ?

 

         Car ces créatures, que je qualifierais de vicieuses, ne nous attaquent pas de front. Jalouses de notre liberté, elles agissent dans l'ombre. Crois-moi, elles ne sont pas à court de stratagèmes pour attirer dans leurs rets ces benêts d'hu­mains, leur faisant miroiter confort et bien-être à condition qu'ils leur consacrent tout leur temps ! Maintenant, j'en suis sûr, c'est à cause d'elles que tant de copains deviennent neurasthéniques ! Alors qu'ils rêvaient de courses au grand large, ils voient leur existence se consumer le  long de pontons bondés parce que leur propriétaire est enchaîné à l'une de ces sales bêtes.

 

         Mais moi, grâce à Gontrand et Castagnette, je tiendrai bon ! Le Capitaine et la Moussaillonne ne me laisseront ja­mais tomber, jamais !  ils reviendront. Et tu sais pourquoi ? Parce qu'ils m'ont créé : je suis leur fierté, je suis leur chef d'œuvre !

 

Cette lettre désenchantée fut la dernière que j'adressai à mon ami « Ballade », car 6 mois plus tard, j'étais de nou­veau à ses côtés au bassin à flot de Bordeaux.

 

         Pourtant, fidèles à leur parole, après en avoir fini avec les bétonnières, les pelles et les truelles, mes compagnons m'étaient revenus avec le printemps, impatients  de re­prendre une croisière trop longtemps interrompue. Las ! Le surlendemain de leur arrivée, la Moussaillonne perdait son père. Cette disparition provoqua une succession d'événe­ments qui devait bouleverser le cours de mon existence.

 

 

 

 

 

         Bon, d'accord, le  chef d'œuvre est bien malheureux pour le moment ! Mais ça passera avec l'hiver. Comme dirait Gontrand : « le Capitaine bâtit des maisons, la Mous­saillonne des utopies...et nous des rêves ».

 

                           Ton copain au moral d'acier,

 

                                                     Marsup de Loupiac

 

4 - LA MATURITÉ

Un père décédé laissant une épouse malade et démo­ralisée, malgré la présence aimante de ses trois enfants : aucune moussaillonne au monde n'aurait eu le cœur de s'en aller flâner au fil de l'eau dans de telles conditions. En tout cas, pas la mienne qui décida que, pendant quelque temps, sa place était aux côtés de sa mère, à l'autre bout du pays ! 

Quant à ma place à moi, au vu de la tournure des événements, il apparut évident à mes compagnons qu’en ce  début de l’été 2002, elle était dans le bassin à flot de Bor­deaux, auprès de mes copains d’enfance, auprès de  Ballade.

Bonnes vacances, Ballade !
Bonnes vacances, Ballade !

Avec envie, je le vis se préparer pour sa croisière annuelle, puis larguer les amarres par un matin ensoleillé.

Il revint aux premiers jours de l’automne, la poupe (*) pleine de ses aventures estivales qu’il s’empressa de me narrer. Il y mit tant de verve comique que l’ennui qui m’avait collé à la coque durant tout l’été s’envola aussitôt vers d’autres voi­liers esseulés (et il y en a dans ce port !). L’hiver passa, la coque au froid mais le cœur au chaud, car si mon ami n’est pas un adepte de la plume, en revanche, sa conversation a l'éclat d'un feu d'artifice. Nul besoin d’un équipage pour vous tenir compagnie quand vous avez Ballade pour voisin ! Ainsi, grâce à lui, le printemps 2003 se profila à l’horizon sans que Gontrand et moi ne nous en aperçûmes.

- Regarde un peu ce soleil impérial, ces oiseaux virevol­tants ! Sens-tu la brise effleurer tes haubans ? Comme nous serions heureux à voguer au gré des vagues ! Dis Marsup, tu y crois encore au grand voyage autour du monde ? Moi, j'ai des doutes ! Entre famille et sales bâtisses, je crains que notre place soit de plus en plus restreinte dans le cœur de notre équipage !!!

Gontrand déprimait à l'arrivée des beaux jours, l'avenir lui paraissait si incertain ! J'essayais d'être plus optimiste, mais au fond, moi aussi, je désespérais de l'accomplir un jour, le Grand Voyage....

Deux semaines après ce gros coup de blues, nous avions retrouvé tout notre enthousiasme, le Capitaine et la Moussaillonne étaient de retour. Avec une célérité surpre­nante, ils me sortirent de l'eau, repeignirent mes œuvres vives, me firent expertiser afin de réajuster leur prime d'as­surance, me remirent à l'eau et envoyèrent mon canot de survie en révision. Un horizon infini semblait enfin à portée de voile. Curieusement, c'est à ce moment-là que nos doutes devinrent certitude.

Je venais tout juste de réintégrer ma place de port. As­sise sur le bord du quai, les pieds ballant au-dessus de l'eau, après avoir longuement contemplé l'insipide ballet d'un emballage de hamburger, la Moussaillonne me regarda soudain droit dans le hublot de pont.

- Joli voilier de mon cœur, j'ai quelque chose d'important à te dire. Vois-tu, depuis un an, bousculés par les événements, nous avons dû réfléchir sérieusement à notre avenir. D'au­tant plus que je viens d'hériter de la maison familiale de Loupiac.

- Vade retro, Satanas ! ne put s'empêcher d'éructer Gon­trand.

- Calme-toi, le moteur ! Laisse-moi continuer. Vu l'âge du Capitaine, nous pourrions envisager de larguer définitive­ment les amarres d'ici quelques mois. Mais,

- Mais ????

- Mais il y a ses enfants, ses petits-enfants... Il y a ma mère et sa solitude... Il y a les amis dont la présence m'est indispensable...Il y a mes engagements associatifs sans lesquels la vie me semble vaine...

 

- Alors, vous voulez me vendre !!! C'est ça, avoue, au lieu de tourner autour du pot !! La belle peinture, la nouvelle expertise, la révision de ma survie...Mais bien sûr ! Comment ai-je pu me méprendre à ce point ? C'est juste pour vous débarrasser de moi à meilleur compte !

A VENDRE Pauvre voilier abandonné
A VENDRE Pauvre voilier abandonné

Non, mais, tu divagues ! T'as la boussole qui perd le nord ! Il est hors de question de te vendre ! D'abord, qui voudrait d'un râleur comme toi ? Je voulais juste t'expliquer pourquoi nous n'irons pas sillonner toutes les mers du globe en ta compagnie, voilà ! C'était notre rêve il y a 20 ans, mais maintenant, de belles balades estivales à la découverte de l'Europe nous semblent tout aussi passionnantes. Trois mois avec toi et le reste de l'année à Loupiac. Il faut bien l'entrete­nir, l'héritage ! Et si nous venons de te repeindre, c'est en vue de notre toute prochaine croisière ! Bien que, dans le fond, cette décision ne me surprit pas, l'entendre formulée ouvertement me chagrina néanmoins, l'appel des océans ayant toujours sommeillé dans un petit coin de mon cœur. Mais il fallait me rendre à l'évi­dence : si moi, Marsup de Loupiac, avais l'étoffe d'un barou­deur, je pressentais depuis déjà plusieurs années qu'il n 'en était pas de même pour le Capitaine et la Moussaillonne...surtout la Moussaillonne ! Je me résignai donc à abandonner mes rêves d'adolescent. Désormais, il me faudrait avoir la quille bien ancrée dans la réalité, afin que mes futures navigations deviennent de beaux souvenirs pour mes compagnons de voyage.

 

Depuis ce jour, épaulé par Gontrand et tous les instruments de bord, je veille à ce que rien de fâcheux ne vienne assombrir nos balades au gré des flots...La tâche fut parfois rude, très rude… La suite de mes aventures devrait vous en convaincre.

LA TRAVERSÉE DU GOLFE

Malgré ma déception de ne jamais franchir le cap Horn, j'attendais impatiemment la " toute prochaine croi­sière" annoncée par la Moussaillonne. En ce début de l'été 2003, je n'avais pas grand espoir qu'elle puisse durer les trois mois escomptés. En effet, le départ initialement prévu pour la fin juin se voyait repoussé de semaine en semaine, le Capitaine étant sans cesse requis auprès de machines défaillantes.

Voilà pourquoi le 15 juillet au soir, toujours ancré dans le bassin à flot de Bordeaux, je connus la plus impression­nante tempête de mon existence. Des coup de colère d'Éole, j'avais déjà eu l'occasion d'en essuyer, mais rien de comparable avec l'effrayant ballet qu'il mit en scène ce soir-là.

Premiers à se manifester, les nuages. Énormes masses rebondies se précipitant les unes vers les autres, ils assombrirent le ciel en quelques minutes. Puis, explosant de plaisir, ils déversèrent avec jubilation leur contenu au-dessus du port. Le vent fit alors son apparition. D'abord discret, il prit peu à peu possession de tout l'espace, dispersant ce qui restait des nuages aux quatre coins du ciel afin de rester seul maître des lieux. Soudain, il déferla sur la toiture en tôle ondulée d'un immense hangar bâti le long du bassin, la bri­sant en mille morceaux qu'il envoya valdinguer en tous sens. Puis, encouragé par cet exploit, il redoubla d'énergie et de fureur, exhibant sa puissance destructrice.

P'tit Canote, qui somnolait sur mon pont, s'agrippa du mieux qu'il put à mon bastingage (*) pour ne pas passer par- dessus bord. Quant à moi, malgré mes robustes amarres, j'avais beau faire, je heurtai violemment le quai à plusieurs reprises avec ma malheureuse plate-forme arrière dont les tubes se tordaient de douleur. Tandis que ma girouette, en haut du mât, à force de tourner, tourner, tourner…finit par perdre la tête et sa flèche.

 

 

 

Enfin, touche finale à cette sinistre représentation, le tonnerre, flanqué de ses acolytes les éclairs, fit son entrée. Sûr, il ne manquait plus qu'eux !!!! Et une pique par-ci, et une autre par-là. Et tiens ! Une sur le Marsup de Loupiac, son éolienne est si tentante !

 

Heureusement, tout a une fin ! Après s'être bien défou­lée (le vent souffla jusqu'à 175 km/h, d'après un anémo­mètre voisin), la bande de voyous célestes disparut à l'horizon, laissant derrière elle un bassin à flot dévasté. Mes quelques blessures n'étaient rien à côté de ce que subirent certains : une voiture malchanceuse qui rêvassait au bord du quai fut éventrée par une tôle, trois voiliers furent décapi­tés, leur mât sectionné par des morceaux de ferraille qui fi­nirent leur course dans l'eau, quelques navires à sec furent jetés à terre. La désolation !!!!

Ça ressemblait un peu à ça !
Ça ressemblait un peu à ça !

Le lendemain, sous un soleil radieux, nous comptions nos blessés…

Une dizaine de jours après cet événement dramatique, nous pouvions enfin partir en vacances. Au programme, escale de 2 jours à Royan, afin de saluer la famille et…cap sur le Portugal où il était prévu de rester jusque mi-septembre. Presque deux mois de balade, somme toute, ce n'était pas si mal ! 

 

Et j'allais enfin connaître ce fameux Golfe de Gascogne, à propos duquel les copains n'arrêtaient pas de me rebattre les écoutilles (*), me racontant, d'un air supérieur, combien sa traversée était délicate.

 

Mes compagnons venaient de me doter d'un nouvel aide à la navigation, un ordinateur portable dénommé Rantanplan. Surdoué, comme son nom semble l'indiquer, sa tête est pleine des cartes marines du monde entier avec tous leurs détails, y compris les bouées balisant le chenal jusqu'à l'océan. Quand il fait équipe avec Hoshi, mon GPS, il peut indiquer en permanence sur son écran l'endroit exact où je me trouve. Impressionnant...et fort utile ! Grâce à lui et Gontrand, enchanté de ronronner de nouveau, la descente du fleuve jusqu'à Royan fut un régal. 

Moins réjouissante fut mon installation dans ma place de port, mon barreur ayant quelque peu perdu la main depuis notre dernière escapade. Une manœuvre approximative me contraignit à apposer délicatement, avec ma plate-forme arrière, deux petites bises sur la coque immaculée-repeinte-à-neuf-d'une-semaine d'un majestueux catamaran. Marque d'affection que ce dernier n'apprécia que modérément.

- Aie ! Pouvez pas faire attention !!! m'interpella-t-il.

- Oh ! Excusez-moi, c'est que pénétrer dans la place qui m'a été attribuée n'est pas aisé, rétorqu'ai-je avec assurance. Je vous ai fait mal? 

 

- Non, ce n'est rien, juste deux petites égratignures... Vous comprenez, ma coque est faite de balsa recouvert d'époxy ; on m'effleure à peine, et tout de suite ça se voit. Ceci dit, vous, ce n'est pas la sveltesse qui semble être votre principale caractéristique. Vous pesez combien, si ce n'est pas indiscret ?

- 11 ou 12 tonnes.

 

- Ah oui, quand même ! En fait, moi, un semblant de cicatrice par-ci, par-là, ça ne me dérange pas. En revanche, celui qui n'apprécie pas, mais alors pas du tout que l'on me fasse le moindre petit bobo, c'est mon propriétaire. Sans vouloir paraître pessimiste, je pense que les ennuis ne font que commencer pour votre patron.

En effet, un quart d'heure ne s'était pas écoulé que des hurlements peu amènes à l'encontre de mes équipiers résonnèrent dans le port. L'affaire aurait pu tourner au pugilat, mais grâce au flegme de ces derniers, qui avaient décidé d'un commun accord de faire profil bas, la colère de l'homme offensé retomba après 10 minutes de vociférations. Lequel homme finit par réparer lui-même les deux petites écorchures causes de son courroux.

Quant à moi, j'y gagnai de seyantes protections caoutchoutées tout autour de ma plate-forme.

Trois jours de repos et, le 30 juillet au matin, après avoir étudié avec minutie la météo ("Prudence, prudence et encore prudence", telle est la devise de mon opératrice), je quittai l'estuaire pour m' élancer sur l'océan. Il était prévu que la traversée du golfe durerait environ 4 jours. Rituel de début de croisière dont l'intérêt m'échappera toujours : la première vague qui me balaya le pont vint mourir sur les coussins de mon carré et de mes couchettes avant, un hublot n'ayant pas été fermé hermétiquement. Cela n'altéra nullement ma bonne humeur, tant j'étais heureux de retrouver toutes mes sensations, porté sur une mer fougueuse par des voiles gonflées à souhait.

La soirée se profilait doucement quand soudain, coup de théâtre, la Moussaillonne fondit en larmes !!!

 

Sitôt dit, sitôt fait. 

 

- Je ne tiendrai jamais 3 jours et 3 nuits à naviguer au près serré(*), avec cette gîte insupportable sur cette mer hachée ! Je voudrais mettre le cap sur le Pays Basque, déclara-t-elle entre deux hoquets.

J'étais médusé ! Une gîte insupportable ? Mes chan­deliers n'effleuraient même pas l'eau ! Une mer hachée ? Mais c'est là tout l'intérêt, fendre les vagues et avancer le plus vite possible ! Et ma traversée du golfe ? Pas de panique, le Capitaine allait trouver les mots juste pour redonner courageà l'équipage, j'en étais certain...

- Tu sais, répondit-il, cela fait 3 ans que nous n'avons pas réellement navigué et, pour être franc, je crois que nous avons présumé de nos forces. Réhabituons-nous en douceur : toi, tu dois surmonter tes peurs, moi, je dois dompter mon estomac. Et ce sera l'occasion de rendre visite à William et Emmanuelle. Allez, en route pour Anglet !

 

Évidemment, personne ne me demanda mon avis ! Mais c'est vrai que leurs arguments ne manquaient pas de poids. Si mes compagnons ne se sentaient pas au mieux de leur forme, inutile de risquer bêtement l'accident Et puis, j'aime bien le fils du Capitaine et sa femme, sans parmer de leur matelot. D'accord! approuvai-je, changeons de cap !!!

Le virement de bord à peine effectué, une joyeuse bande de dauphins s'en vint batifoler autour de ma coque, me chatouillant l'étrave (*) avec délectation.

- Tu vois, Marsup, me susurra la Moussaillonne, c'est un signe, nous avons fait le bon choix.

Elle ne croyait pas si bien dire. La suite devait le prouver…et de belle manière !!!!

La nuit tomba. Le Capitaine, qui prenait le premier quart(*), alluma les feux de mât, mit en marche Nyctalope et alla s'installer sur la couchette du navigateur afin de surveiller la route d'un œil somnolent. Deux heures ne s'étaient pas écoulées que l'alarme d'Hoshi se déclencha :

- Je me sens mal, je défaille, murmura-t-il, à cours d'énergie.

Curieux ! Mon éolienne tournait, pourtant ! Ne chargeait-elle pas ? Soudain, il me revint à l'esprit la série de picotements que j'avais ressentis sur ses pales lors du terrible orage qui s'était abattu sur Bordeaux. Je n'avais pas prêté attention au mutisme dont elle avait fait preuve depuis, mais maintenant, j'en étais certain, mon éolienne avait été sérieusement blessée...au point de ne plus pouvoir être en mesure d'assumer sa tâche, charger mes batteries en électricité. Triste diagnostic confirmé par le chef de bord, quelques minutes plus tard.

- Éteignons la VHF et les feux de nuit. Ces derniers sont de véritables goinfres, nous ne les allumerons que si un écho suspect est détecté par le radar, proposa la navigatrice.

L'initiative était excellente, mais malheureusement insuffisante, car à peine dix minutes plus tard :

- J'en peux plus, j'étouffe ! gémit de nouveau l'infortuné GPS, à bout de souffle.

La situation devenait critique, car plus d'énergie cela signifiait plus de radar, plus d'indication de notre position, plus de pilote automatique. La perspective de tenir ma barre toute la nuit, sous un ciel nuageux, avec pour seul moyen de me diriger une boussole de fortune, voilà qui était loin de ré­jouir mes compagnons.

D'un commun accord, ils décidèrent de ne faire fonctionner en continu que mon pilote automatique, de n'allumer Hoshi que 2 minutes par heure, le temps de contrôler notre position, et de mettre Gontrand à contribution, celui-ci étant équipé de deux alternateurs (l'un sur sa carcasse et l'autre sur sa ligne d'arbre(*) censés fournir de l'électricité. Quant aux quarts, ils se feraient dans le cockpit, yeux grands ouverts, à prévenir d'éventuels abordages. Sage décision, car, par deux fois dans la nuit, j'eus à signaler ma présence à des chalutiers au travail.

Bien qu'éprouvant, l'éventualité d'une panne électrique généralisée n'étant pas exclue, le voyage se déroula sans encombre grâce à un Gontrand très professionnel : aucune saute d'humeur, aucun hoquet déplacé jusqu'à mon arrivée, le lendemain soir, dans le port d'Anglet où un collègue pêcheur me prêta gentiment sa place.

Après une nuit de repos, le Capitaine se hâta d'enfiler sa combinaison de mécanicien. Secondé par son fils et un copain de passage, il ausculta mes circuits électriques, désossa mon éolienne, prit la tension de mes batteries. Puis, histoire de se remonter le moral tant le bilan était déprimant, tous s'en furent aux fêtes de Bayonne, m'abandonnant à mon triste sort.- Eh bien, je me demande si notre jolie croisière ne va pas prendre fin ici ! soupira Gontrand, désabusé. Tu te rends compte, Marsup ? Tes 4 batteries de service viennent de rendre leurs derniers watts et mes alternateurs, apparemment, ne chargent rien du tout ! Pourquoi ? Mystère ! Quant à l'éolienne, alors là, on n'en parle même pas ...encéphalogramme plat !

- T'inquiète ! Si j'ai bien compris, demain, achat de nouvelles batteries et rendez-vous avec un professionnel de l'électricité pour tester tes alternateurs. Lui, il va tout comprendre, tout réparer.

- Dis donc, j'espère que la caisse de bord était bien pleine ! Parce que 4 batteries d'un coup ! Remarque, c'était prévisible ! 11 ans, elles n'étaient pas de la première jeunesse, les pauvres ! Quant à mes alternateurs...Là, je suis perdu ! Qu'est-ce qu'il leur prend ?

La réponse à cette question arriva le lendemain, de la bouche d'un électricien goguenard :

- Wouah ! Marrant, les câbles sont montés à l'envers ! Normal qu'il ne charge pas, votre alternateur d'arbre ! Il est comme ça depuis 9 ans ? Ben, ça fait 9 ans qu'il tourne pour rien !!! Bon, voyons voir son frangin !!! Ouh là !! Il est tout pourri, ce câble ! Si c'est lui qui reliait l'alternateur au répartiteur, pas étonnant que ça ne donnait rien ! Bon, je vous remets tout ça en ordre, y'en n'a pas pour longtemps. Et après, à vous de jouer ! Bon courage !

Du courage, elle en eut, ma fine équipe de bricoleurs : 7 jours d'intense labeur et tous mes appareils étaient de nouveau en état de fonctionner...hormis mon éolienne dont le pronostic vital semblait terriblement compromis. J'étais prêt à repartir, filer sur le cap Finisterre, rallier le Portugal. En avant, matelots ! Le Golfe est à nous !

Fus-je déçu lorsque la Moussaillonne m'annonça que, faute de temps car "le travail avant tout", il me fallait avoir regagné le bassin à flot au plus tard le 1er septembre ? Que, par conséquent, il était préférable de se balader tranquillement le long des côtes espagnoles plutôt que de foncer vers la Lusitanie ? Même pas, tant j'étais habitué à la versatilité de mes compagnons. Le principal n'était-il pas de naviguer, après tout ?

Voilà pourquoi, le 31 juillet au matin, c'est le cœur joyeux que je quittais le port d'Anglet. Le nez au vent, le Capitaine tenait la barre, tandis que, scotchée à la table à carte, la navigatrice vérifiait d'un œil scrutateur le bon fonctionnement de mes instruments électroniques. À peine avais-je effectué 1 mille que, subitement, ses narines frémirent :

- Ça sent le caoutchouc brûlé ! s'exclama-t-elle, une once d'inquiétude dans la voix.

- Tu te fais des idées ! répliqua, confiant, le barreur.

- Ça sent le caoutchouc brûlé et je vois une légère fumée s'échapper du compartiment moteur ! insista-t-elle.

- Viens me remplacer à la barre, je vais voir ce qui se passe...Effectivement, ça sent et ça fume…Mais c'est en train de s'estomper. Ce n'est rien. En bricolant, nous avons renversé un peu d'huile sur le moteur, c'est elle qui, en brûlant, provoque ces émanations.

- C'est cela, mon coco ! m'indignai-je intérieurement. Gontrand est peut-être agonisant, et c'est tout ce que tu trouves à dire.

Il est vrai que celui-ci ronronnait normalement, sans fièvre apparente. Qu'est-ce que tout cela pouvait bien signifier ???

- Qu'est-ce qui t'arrive, Gontrand ? Tu as eu un malaise ?

- Non, moi ça va parfaitement, mais je crois que c'est l'alternateur d'arbre. Quand il tourne vite, j'ai l'impression que quelque chose l'étrangle, il a du mal à respirer. Regarde, maintenant que je suis arrêté et que tes voiles ont pris le relais, mon arbre tourne doucement et il n'a plus de problème. C'est quand même curieux…Mais ne t'inquiète pas ! Je veille sur lui.

En fin d'après-midi, l'atmosphère à bord était si sereine que nous avions tous oublié cet incident. À tel point que mes équipiers, qui s'amarinaient doucement, décidèrent de ne pas chercher à rallier un port, de passer la nuit en mer. Sachant que mes feux de mât étaient de véritables gloutons, le Capitaine jugea pertinent de solliciter Gontrand pendant une petite heure, afin de charger au maximum mes batteries. Mal lui en pris ! Il ne fallut pas longtemps au pauvre alternateur pour suffoquer de plus belle. Seul remède à sa portée pour échapper à l'asphyxie : libérer au plus vite sa poulie de l'emprise mortelle de la courroie qui l'enserrait. Ce qu'il réussit à faire dans un suprême effort.

La Moussaillonne, dont le flair avait de nouveau détecté une odeur suspecte, était alors au chevet de Gontrand, examinant celui-ci afin de comprendre le pourquoi de la chose.

- Ah ! Ben tiens ! Ça ne fume plus ! Mais y a plus de courroie d'alternateur non plus !

- Bien ! Résumons-nous : plus d'alternateur d'arbre et une éolienne hors service ; vu que, la nuit, il n'y a pas de soleil, inutile de compter sur les panneaux photovoltaïques ; donc, seule source d'énergie possible, Gontrand et son alternateur personnel. Bref, y 'en a marre ! conclut le Capitaine, un tantinet désabusé. Nous sommes loin de la côte ?

- Non, en 3 heures, au moteur, nous pouvons atteindre le port de Getaria.

- Bon, alors, cap sur Getaria. Nous réparerons là-bas.

Vers 20 heures, mon opératrice radio entra alors en contact avec la capitainerie du port. (j'ai traduit à votre intention leur conversation qui se déroula en espagnol).

- Bonsoir ! Ici le voilier "Marsup". Pouvez-vous nous attribuer une place de stationnement pour la nuit, s'il vous plaît ? Notre voilier fait 12 mètres de long sur 4 de large. Merci.

- Non, je ne peux pas.

- Comment ça, "je ne peux pas" ??

- Le port est plein, il n'y a plus de place.

- Mais il nous faut absolument nous arrêter chez vous. Nous avons d'épouvantables problèmes électriques. Nous devons réparer.

Là, elle en rajoutait un peu. Épouvantables, il ne faut quand même pas exagérer !

- Combien de temps ?

- Une nuit, en principe.

- Bon, eh bien, allez vous amarrer à une tonne dans le port de pêche.

- D'accord, merci.

Et c'est ainsi que je passai la première nuit de ma vie en compagnie d'imposants chalutiers. Au début, ils me battirent un peu froid :

- Eh, le touriste ! Qu'est-ce que tu fais là ? Tu ne peux pas aller dans la marina avec tes semblables ? On bosse, nous ! T'as pas intérêt à nous gêner, demain matin, lorsque nous appareillerons à l'aube !

Mais ensuite, lorsque je leur eus conté mes mésaventures depuis notre départ de Bordeaux, ils devinrent très amicaux.

Le lendemain, sitôt sauté de sa couchette, mon mécanicien s'attela à la tâche. Ce ne fut pas bien long car, en bricoleur averti, il s'était arrangé de manière à pouvoir changer la courroie de l'alternateur sans rien démonter.

Et nous repartîmes : pas la moindre odeur de brûlé, pas un soupçon de fumée, le soulagement général et la joie de voguer à nouveau, l'esprit tranquille.

 

Suivirent dix jours enchanteurs : navigations paisibles, escales dans les sympathiques ports de pêche de Castro Urdiales et Lekeitio, mouillage idyllique dans la baie de Bilbao, à proximité de la marina de Getxao.

À Lekeitio, mes compagnons se lièrent d'amitié avec deux couples d'Espagnols qui, un soir, les convièrent dans un établissement réputé pour sa "piñacolada", une boisson à base de jus de fruit, paraît-il. À part la base, je ne sais pas ce qu'il y a dedans, mais ça ne doit pas être fameux, vu l'état dans lequel m'est revenue la Moussaillonne : agrippée au bras de son Capitaine de mari, elle atteignit laborieusement sa couchette dont elle n'accepta de s'extirper que le lendemain, tard dans la soirée. Deux verres de cette maudite boisson avaient suffi à mettre hors service la moitié de mon équipage, nous obligeant, de ce fait, à différer de 24 heures la suite de notre voyage.

 

 

À Bilbao, nous testâmes la marina (très confortable, mais très chère) et le port maritime (peu confortable et à peine moins cher), avant de décider de mouiller au fond de la baie. Trois jours merveilleux : grâce à ma "super-ancre-qui–s'accroche-partout", mes compagnons pouvaient jouer les touristes le jour et se reposer la nuit en toute quiétude, sans craindre que je dérape. J'étais au calme, l'environnement était superbe et, chaque soir, un feu d'artifice multicolore embrasait le ciel, car la ville était en fête. Quant à P'tit Canote et Castagnette, conscients d'être indispensables, ils sillonnaient la baie de long en large avec une fierté non dissimulée. Le Bonheur…

 

 

La Moussaillonne n'entendit pas ma révolte. Aussitôt allongée, aussitôt plongée dans les bras rassurants de Morphée. Le Capitaine avait fait ce qu'il fallait pour me sauver, pour nous sauver, de ses angoisses. Alors, tout doucement, le calme revint à bord.

Et puis, l'orage s'éloigna, le vent faiblit, la pluie s'arrêta de tomber. Lorsque le soleil pointa à l'horizon, il fut tout étonné d'apprendre que la nuit avait été si mouvementée car il eut la vision d'un joli voilier blanc voguant tranquillement sur une mer d'huile.

Ébranlé par ces heures agitées, la perspective de passer une nouvelle nuit en mer n'enthousiasmait pas le Capitaine qui, en qualité de seul maître à bord, décida de rallier Royan au lieu de La Rochelle, afin de reprendre des forces. Après, on verrait ! À son réveil, l'équipage approuva sans retenue cette décision.

Bien qu'assagi, le vent continuait à me souffler dans le nez. C'est pourquoi, afin d'embouquer(*)la passe Sud de la Gironde avec la marée montante, à la mi-journée, Gontrand devint indispensable. Pendant plus de 3 heures, il ronronna régulièrement. Puis, sans crier gare, il fut pris d'une grosse quinte de toux qui l'obligea à faire une halte.

- Ce n'est rien, déclara le Capitaine. Je change le filtre à gas-oil et je purge le décanteur. Je suis habitué, il y en a pour un quart d'heure.

Je vous dois une petite explication afin que vous compreniez mieux la suite des événements. Mon ami Gontrand est un moteur très émotif, cela vous le savez déjà. Mais, jusqu'à il y a peu, il était également terriblement fragile des bronches et de l'estomac : la moindre bulle d'air, la moindre saleté dans ses durites, et le voilà qui s'étouffait. Pendant longtemps, il fut impossible de diagnostiquer son mal. Aussi, pour le soulager, lui éviter, dans la mesure du possible, de tomber en panne au moment critique, j'avais toujours à bord une quantité non négligeable de filtres de rechange. Mainte­nant, heureusement, sa santé s'est nettement améliorée...mais ceci est une autre histoire que je vous conterai en son temps.

Donc, comme prévu, une petite purge et un filtre tout neuf permirent à mon ami de se remettre en route. Pas pour longtemps...Une heure s'était à peine écoulée que d'une voix anormalement faible, il me dit :

- Marsup, je ne me sens pas bien du tout ! Je ne peux plus respirer ! Qu'est-ce qui m'arrive ???

Et derechef, il tomba dans les pommes ! Perplexes, le Capitaine et la Moussaillonne accoururent à son chevet.

- Qu'est-ce qui se passe ? questionna cette dernière.

- Ben, je ne sais pas, je ne comprends pas, s'entendit-elle répondre.

- Gloup !! Tu ne sais pas ? Tu ne comprends pas ?? Si on hisse la voile, on repart d'où on vient et, si on ne fait rien, on dérive doucement vers la côte. Remarque, il fait beau, les nuages ont déserté le ciel, on a le temps. Vive la voile !!!

- Je vais purger tout le circuit, je ne vois rien d'autre, déclara le Capitaine avec fermeté. Une bulle d'air a du se faufiler quelque part. Bon, ben, allons-y !

L'opération effectuée, le plus dur fut ensuite de réamorcer Gontrand qui, bien que revenu à lui, ne parvenait pas à aspirer le gas-oil correctement.

- Slurp ! Slurp ! Slurp ! Je vais y arriver ! Je le sens, ça vient ! Ouais !! Je l'ai !!

L'intervention dura 1 heure. À 19 heures 30 précises (je m'en souviens bien car le temps était compté pour atteindre la passe), Gontrand ronronnait de nouveau. Ouf !!!

Au même instant, mon alternateur d'arbre se libérait une nouvelle fois de son carcan de caoutchouc.

- Eh bien, comme ça, ça ne sentira plus le brûlé ! déclara la Moussaillonne avec philosophie.

Gontrand ronronnait, soit, mais nous étions tous conscients que celui-ci n'était pas au mieux de sa forme. Il n'avait pas de fièvre, mais il manquait manifestement d'allant. Je n'osais l'interroger, tant il semblait concentré sur son ouvrage. Finalement, à force de volonté, il réussit à me mener jusqu'à l'entrée de la passe. Il était minuit et il était temps, car, depuis une heure, le flot descendait.

Les jours s'écoulaient, il était temps de songer au retour. Ne voulant pas risquer d'emprunter le Golfe de Gascogne dans de mauvaises conditions climatiques, l'équipage décida de quitter notre douillet mouillage le 17 août en fin de matinée et de mettre le cap sur La Rochelle. À 11 heures, je levais l'ancre. À 11 heures 10, mon alternateur d'arbre était au bord de l'apoplexie. À 11 heures 20, il libérait ses poulies des griffes de sa courroie, la déchiquetant de rage. À 11 heures 45, j'étais amarré au ponton A de la marina de Getxao.

Mais cette fois-ci, plus de courroie en stock. Et, comble de malchance, nous étions dimanche. Inutile de dire qu'à bord, l'atmosphère était plutôt morose, le plus atteint étant le Capitaine, vexé de ne pouvoir venir à bout de tous ces problèmes mécaniques. Heureusement, pour nous remonter le moral, ce soir-là, nous eûmes le plaisir de contempler le plus époustouflant des feux d'artifice, le dernier de la saison.

Grâce à l'efficacité d'un aimable commerçant local, deux jours suffirent pour acquérir une nouvelle courroie et l'installer sur mon arbre. Enfin, le 19 août, après un faux départ causé par mon loch (il était tellement sale que ses ailettes ne pouvaient plus tourner ; il fallut le démonter et le nettoyer énergiquement pour qu'il puisse de nouveau indiquer ma vitesse), je mettais le cap au nord. La mer était belle, le vent soufflait modérément et la météo ne prévoyait rien de bien désagréable si ce n'est quelques pluies à caractère orageux sur la côte landaise. Mes trois voiles déployées (la grand-voile, le génois et la trinquette), je m'élançai, plein d'entrain, fendant les vaguelettes qui se dandinaient à la surface de l'eau.

 

La journée s'écoula sereinement. Dans la soirée, le ciel se couvrit. Installée dans mon cockpit, la Moussaillonne surveillait d'un œil inquiet les éclairs qui, à l'horizon, s'abattaient sur le Pays Basque. Peu désireux de côtoyer ces derniers et souhaitant passer une nuit paisible, l'équipage décida de me faire prendre la direction du large. La tactique, bien que judicieuse, ne nous permit malheureusement pas d'échapper à la sarabande furieuse.

Vers les 3 heures du matin, alors que le Capitaine effectuait son quart de veille, des trombes d'eau commencèrent à se déverser sur moi.

 

Une heure plus tard, les éclairs et le tonnerre les rejoignirent, formant une ronde tonitruante dont j'étais le centre, tandis que peu à peu, l'air de rien, le vent augmentait de puissance. 

Déjà deux ris (*) avaient été pris dans ma grand-voile, diminuant considérablement sa surface. Mais cela

apparut insuffisant, si je voulais tenir mon cap sans risquer la blessure ou la déchirure. Mes équipiers, qui avaient bien compris l'urgence de la si­tuation et avaient toujours en mémoire ce qui s'était passé au bassin à flot quelques semaines auparavant, se ruèrent sous la pluie avec abnégation pour enrouler mon génois, ne laissant que ma trinquette à poste. Me sentant alors libéré de toute entrave, je n'eus aucune peine à continuer ma route, malgré ce sadique de vent qui me soufflait ses 33 nœuds pratiquement en pleine proue. Quant aux vagues qui tentaient de me ballotter en tous sens, je les écartais majestueusement de mon chemin. Et ainsi, voguant au milieu des ténèbres sur cet océan déchaîné, moi, Marsup de Loupiac, je sus que j'étais digne d'être un voilier.

Mais pendant que je respirais à pleines écoutilles l'air du Golfe, dans mon carré, un psychodrame se déroulait : tandis que le Capitaine, quelque peu nauséeux, attendait stoïquement que l'orage passe, sa moitié, livide, accoudée à la table à cartes, "les deux mains dans la face", essuyait le premier véritable coup de vent de sa vie de navigatrice.

Bien sûr ! Elle avait songé maintes fois, non sans appréhension d'ailleurs, au jour où elle se trouverait confrontée à une telle situation ! Mais maintenant, elle était en plein dedans, et ça ne la faisait pas rire du tout :

- On bouge drôlement, dis donc ! T'entends pas craquer ? Les bastaques, les haubans, t'es sûr qu'ils sont solidement fixés ? Et P'tit Canote, t'as pas l'impression qu'il est en train de gigoter dans tous les sens ? Et si quelque chose cassait ?

« Sympathique ! La confiance règne, ça fait plaisir ! », songeai-je . « Je ne suis pas en sucre, quand même ! Je suis fais d'acier, c'est pas rien !!! »

Et de continuer :

- Et si le pilote automatique décrochait, tu te sens capable d'aller barrer ?? Dis, réponds-moi ! Je vais jeter un coup d'œil dehors, voir s'il n'y a rien qui cloche !

- T'es malade ?! Reste là !! Tu vas te faire saucer pour rien ! J'ai réglé le pilote sur un cap que, pour le moment, le bateau suit sans problème, le radar est branché et nous sommes à je ne sais combien de milles des côtes. Alors, arrête avec tes "si", tu te tais, tu te calmes ! Et ne m'oblige pas à parler davantage, ça me retourne l'estomac !

- Ben voilà ! Tu vois ? On est des nuls ! Si on avait été près de la côte, qu'il faille manœuvrer le bateau rapidement pour se sortir d'une sale situation, on n'en serait même pas capables ! Je suis pas assez balaise pour prendre des initiatives, et toi, t'es toujours dans les vap parce que t'as mal au cœur. Tu parles de navigateurs à la manque !

Là, elle était sacrément injuste ! Il n'est pas toujours malade, le Capitaine, juste de temps en temps…

- Tais-toi, bon sang ! Tiens, va te coucher, je veille !

- N'empêche, je me demande si on ne ferait pas mieux de transformer Marsup en bateau

de rivière !

- En bateau de rivière ? Non mais, ça va pas la tête ???? , hurlai-je médusé. Dis donc, ma belle, si j'ai été conçu avec une quille, un mât, des voiles, à ton avis, c'est pourquoi ? En tout cas, certainement pas pour rester cloîtré entre 2 berges et 3 écluses !!! Quand je serai plus vieux, je ne dis pas, mais, pour le moment, je suis en pleine force de l'âge ! Déjà que pour le tour du monde, c'est fichu !

Ce chenal, étroit et peu balisé, est délicat à emprunter, surtout de nuit, mais le vent étant modéré et la mer peu formée, rien ne s'opposait à ce que je m'y engageasse. Ce que je fis avec confiance, car grâce à Rantanplan, je pouvais avancer en toute sécurité, sachant exactement où je mettais la quille. Mes compagnons, fatigués par trop d'émotions, songeaient avec délectation à la bonne nuit qu'ils s'apprêtaient à passer à Royan, lorsque ce que nous n'osions imaginer se produisit : Gontrand fut pris d'une nouvelle quinte de toux. Consternation à bord.

- C'est pas possible, tu vas pas nous faire ça maintenant ! Pas si près du but !!!

- Eh ! Oh ! Fais pas le con, vieux frère ! Je n'ai pas envie de dériver dans ce fichu endroit, c'est trop dangereux !!! Je suis trop jeune pour mourir !!!

Le Capitaine, lui, ne dit mot, mais se rua au chevet du moribond, empoigna fermement son décanteur à gas-oil, le secoua rageusement pendant plusieurs secondes et…miracle ! Gontrand retrouva un semblant d'énergie. Néanmoins, son souffle était si faible ! Il fallait absolument l'aider à propulser mes 12 tonnes ! Mais comment ?

- On hisse la trinquette ! lança le maître de bord. Il y a un peu de vent, ça soulagera Gontrand.

Mais bien sûr ! Comment n'y avais-je pas pensé ? Je suis un voilier et cette idée ne m'était même pas venue à l'esprit !! Quelle nouille je fais !! pensai-je.

Et c'est ainsi que, dixième de nœud par dixième de nœud, j'atteignis l'entrée du port.

- Vas-y ! Respire calmement ! Et ron, et ron, et ron… Oui, c'est cela, bien régulièrement…conseillait la Moussaillonne.

- Promis, juré, l'hiver prochain, je n'essaie pas de te bricoler, je te fais réviser par un vrai pro ! Tu seras tout beau, tout neuf !!! assurait le Capitaine.

- Allez ! T'es le plus fort !! encourageait Castagnette.

- Pouf pouf ! Pouf pouf ! Pouf pouf ! On est encore loin, Marsup ?

- Non, encore un petit effort, je vois la jetée …

- Pouf pouf ! Je dois y arriver, je vais y arriver ! Pouf pouf !

- Ça y est ! Je touche le ponton ! Tu as réussi !!

- Ouf ! Merci les copains !!

 

- Hip ! Hip ! Hip ! Hourra pour Gontrand !! lança alors l'équi­page avant de s'écrouler sur sa couchette.

 

 

 

Étant donné les circonstances, il n'était plus question de mettre le cap sur La Rochelle. Avant tout, il fallait comprendre de quel mal souffrait mon moteur. Bizarrement, ce ne fut pas le mécanicien en chef, mais son apprentie qui découvrit ce que nous pensâmes tous, à l'époque, être l'unique cause de ces malaises à répétition : la pompe d'alimentation en gas-oil de Gontrand était fendue.

- Tu ne t'étais rendu compte de rien ? questionnai-je mon ami.

 

- Je savais que je saignais du gas-oil quelque part, mais je n'arrivais pas à localiser exactement la fuite. Et mon manque de souffle, je n'en comprenais pas non plus la raison. Ma pompe me grattait bien un petit peu, mais je ne pensais pas que c'était si grave. Dis, tu crois qu'ils vont pouvoir me réparer ? 

- Ne t'inquiète pas. En ce moment, ta pompe est chez un spécialiste du coin qui a l'air drôlement sympa. D'après ce que j'ai compris, il est en train de lui faire une réparation de fortune pour nous permettre de remonter le fleuve jusqu'à Bordeaux.

- Et si ça ne tient pas ? Si j'ai un nouveau malaise en cours de route ?

- Pas de panique ! J'ai pris contact avec un copain à moteur qui habite le bassin à flot. Si besoin est, il viendra me remorquer.

- Mais cette fichue pompe, il va bien falloir la remplacer. J'ai 20 ans ! Peut-être que mes pièces n'existent plus, peut-être que je n'ai plus de famille !

- Alors, là ! Super bonne nouvelle ! La Moussaillonne a passé des tas de coups de fil en Espagne. Tu sais que c'est ton pays d'origine, n'est-ce pas ? Eh bien, figure-toi que tu as tellement de parents là-bas que toutes tes pièces y sont encore fabriquées. Et cerise sur le gâteau, il y a un distributeur tout près de Saint Sébastien. Nos compagnons doivent justement effectuer un voyage professionnel dans cette région, d'ici peu. Ils en profiteront pour aller chercher toutes les pièces dont tu as besoin.

- Chouette ! Vous êtes vraiment gentils avec moi !

- Eh ! Mais c'est que tu es indispensable ! J'ai beau être un superbe voilier, avec mes 12 tonnes, sans toi, je suis perdu ! Allez, reprends des forces. Si tout va bien, nous partons demain matin.

 

J'effectuai la remontée du fleuve sans problème, Gontrand se sentant beaucoup mieux, ragaillardi à l'idée qu'il n'était pas le seul MWM au monde et qu'un véritable mécanicien allait, enfin, s'occuper de lui. Une première ! Avec plaisir, je retrouvai ma place et les copains du bassin, impatients de me raconter leur croisière estivale. 

Ma capote du temps de sa splendeur...
Ma capote du temps de sa splendeur...

C'était la fin de l'été. L'automne, puis l'hiver passèrent comme ils étaient venus. J'attendais l'arrivée du printemps avec curiosité, le Capitaine ayant promis à la Moussaillonne de remplacer ma capote de descente poreuse, vieille de 7 ans et définitivement hors d'usage suite à un malencontreux faux pas, par une confortable casquette rigide de sa fabrication.

CAP SUR L'ANGLETERRE

Sous le soleil printanier du mois de juin 2004, ce n'est pas seulement le Capitaine, avec dans son cabas la plaque de nid d'abeilles, le tissu et la résine nécessaires à la confection de ma future casquette, qui vint me tirer de ma torpeur hivernale, mais également un jeune mécanicien professionnel, installé récemment à son compte. Une première pour Gontrand qui, jusqu'alors, n'avait rencontré que des amateurs...amateurs avertis, certes, mais amateurs quand même !

e revivais. Pendant une dizaine de jours, tandis que j'admirais la minutie avec laquelle mes compagnons façonnaient ma casquette, l'ajustant parfaitement à mes formes, mon moteur s'abandonnait avec délectation entre des mains expertes qui le vidangèrent de fond en comble, lui nettoyèrent méticuleusement les injecteurs et lui fixèrent une pompe à gazole toute neuve.

Le mécano se targuant d'être également électromécanicien, le Capitaine lui confia mon éolienne dans l'espoir qu'il la guérisse et le chargea d'installer un contrôleur de batteries afin d'éviter les désagréments de l'été précédent. Quant à mes alternateurs, dont l'un semblait allergique à sa cour­roie, n'était-ce pas l'occasion de les tester "in situ" ?

- L'alternateur moteur est défectueux et figurez-vous que celui de l'arbre débite du 24 volts au lieu des 12 indiqués. Je vous remplace le premier et emporte le deuxième à l'atelier pour remédier au problème. D'accord ?

Bien qu'interloqué par ce curieux diagnostic, le Capitaine acquiesça aux propositions du spécialiste, étant peu familiarisé avec l'électromécanique.

Les jours passèrent, l'été et ses promesses de croisière pointaient à l'horizon, mais de mon alternateur ou de mon éolienne, aucune nouvelle. Le doute commença alors à s'insinuer dans l'esprit de mes compagnons : un alternateur 12 volts débiter du 24, étonnant que cette bizarrerie n'ait pas sauté aux yeux de l'électricien d'Anglet...Le pro de la mécanique l'était-il tant que cela ???

- Bon, trancha mon équipière préférée. On rapatrie tout le monde dans le bateau. On aura bien l'occasion de les faire examiner par quelqu'un d'autre à l'occasion d'une escale !

L'atelier étant souvent fermé, ce ne fut pas chose aisée de récupérer les pauvres mécaniques. Néanmoins, à force de persévérance, la Moussaillonne arriva à ses fins. Si l'alternateur put être sauvé avant d'être mis en pièces, il n'en fut pas de même pour l'éolienne qui, déclarée en état de mort cérébrale par notre homme, attendait, disposée en kit sur son établi.

Découvrir que mon ami avait été confié à des mains peut-être pas si expertes que cela n'avait de cesse de m'inquiéter.

- Dis, Gontrand, il t'a fait tourner, le mécanicien. Tu te sens mieux ou plus mal depuis qu'il s'est occupé de toi ? Franchement ?

- Écoute, vieux frère, il est peut-être un peu approximatif sur certaines choses, mais je t'assure, je respire drôlement mieux qu'avant, je chauffe moins. Tu vas voir, la prochaine croisière, j'assure un max ! Et si quelqu'un à bord doit nous mettre dans l'embarras, ce ne sera pas moi, sûr et certain !

- Que le Grand Boulon, dieu des moteurs, t'entende !!!!!!!

Préoccupé par la santé de Gontrand, j'en étais arrivé à oublier mes propres blessures. Pourtant, elles étaient bien réelles, aiguisant l'inquiétude de toutes et tous à bord...à l'exception du Capitaine. Qu'en mer, la moindre vaguelette balayant mon pont réussisse à se faufiler par mon puits de chaîne à l'étanchéité discutable jusqu'à mes couchettes avant ne le perturbait en rien. Qu'à chaque averse, la pluie prenne un malin plaisir à goutter sur les livres et manuels de navigation rangés dans les équipés(*) situés à proximité de mon tableau électrique n'avait aucune prise sur sa bonne humeur.

Je savais qu'un de mes hublots n'était pas étanche, mais mon équipage, malgré toutes ses recherches, n'arrivait pas à détecter la fuite, incitant le Capitaine à affirmer qu'il ne s'agissait que des effets de la condensation (explication qui ne convainquait que lui). Cependant, il dut se rendre à l'évidence le jour où mon opératrice-maîtresse-des-livres lui mit sous le nez, l'air entendu, un pavé bien compact qui avait été autrefois un fort utile guide à la navigation.

- Pas question que Marsup reprenne la mer tant que cette fuite n'aura pas été neutralisée, déclara-t-elle, peu amène. Je te signale que nous avons l'intention de nous rendre en Angleterre, pays qui est loin d'être réputé pour sa sécheresse. Je n'ai pas envie de naviguer à bord d'une passoire…avec des équipés vides parce qu'inutilisables, craignant sans cesse que l'eau ne finisse par provoquer un court-circuit dans le tableau électrique.

- Tu m'énerves ! On a cherché mille fois, on n'a jamais trouvé cette maudite fuite ; qui sait, elle est peut-être située quelque part sur le pont, loin des hublots ; je ne vais pas démonter tout l'habillage du bateau pour ça !

- Eh bien, pourquoi pas s'il n'y a pas d'autre solution ? rétorqua-t-elle en empoignant le tuyau d'arrosage. Mais avant, je vais de nouveau tester l'étanchéité de ces fichus hublots avec un jet puissant ; je suis certaine que ce sont eux la cause de tous nos tracas.

- Je les ai déjà presqu' entièrement remastiqués et ça continue…Amuse-toi si tu veux, mais tu ne trouveras rien !

Probablement stimulée par ces paroles encourageantes, il ne fallut pas plus de quelques minutes à l'opiniâtre Moussaillonne pour découvrir la fuite, le long d'un hublot presqu' entièrement mastiqué. Un ponçage efficace, une bonne couche d'enduit, j'étais de nouveau étanche. Et comme un bonheur n'arrive jamais seul, le problème de mon puits de chaîne se trouva résolu dans la foulée. Mes couchettes avant allaient enfin être accueillantes.

Mi juillet, arborant fièrement ma casquette incassable, indéformable et surtout imperméable, j'étais prêt à filer vers les îles britanniques.

- Oui, mais avant cela, 8 jours de balade le long des côtes françaises en compagnie d'Éric, le fils aîné du Capitaine, qui doit nous rejoindre à La Rochelle, m'informa la Moussaillonne la veille de notre départ. Et ensuite, on traverse la Manche !

- Chouette ! Naviguer en famille ! Depuis le temps que j'attendais ça ! Alors, en avant toute ! Prépare-toi à rugir, Gontrand, la Garonne nous attend.

Le 22 juillet au matin, je quittais mes copains du bassin à flots de Bordeaux pour une croisière d'un mois et demi, avec un équipage ravi de n'avoir aucune obligation professionnelle en perspective.

L'euphorie dura une vingtaine de minutes, le temps de m'extirper de mon stationnement (non sans difficulté, mes amarres étant quelque peu emberlificotées avec celles de mon voisin) et d'entrer dans l'écluse, dernière porte avant le fleuve. Car alors, le téléphone portable sonna, rappelant à mes compagnons que l'on ne se coupe pas si facilement de ses semblables.

- Tiens ! Je vous pensais partis en vacances, à l'usine ! Après-demain ? C'est bien, ça. Un dépannage ? Bien sûr ! Quand donc ? D'ici quinze jours ??? Et où cela ? Près de Bordeaux ? C'est parfait, ça nous fera un petit break pen­dant notre croisière !!!! ironisa le Capitaine avant de couper la communication.

- Ouf ! Je craignais qu'il ne fallût être demain à l'autre bout de la France ! Notre semaine avec Éric n'est pas compromise, c'est Bysance ! conclut, stoïque, la Moussaillonne.

Sur ce, les écluses s'ouvrirent et je m'élançai sur la Garonne, propulsé par un moteur respirant à pleins pistons et dont la vitesse, surprenante pour son âge, enthousiasma tout un chacun à bord.

- Regarde-moi çà ! J'ai retrouvé mes 6 mois ! Le vieux Gontrand n'est pas prêt de pousser son dernier soupir !!! Tu vas voir, on sera dans l'estuaire en trois coups de bielle !!!

Effectivement, en début d'après-midi, Royan et son port étaient en vue.

Appréhendant les manœuvres dans ce dédale de pontons constamment encombrés, j'aurais volontiers fait connaissance avec le tout nouveau Port Médoc situé sur la rive opposée. Mais lorsque l'intendante de bord se fut renseignée sur le prix pour une nuit d'escale, elle faillit s'étouffer d'indignation, abandonnant toute velléité d' engager ma proue dans ce havre de paix et de beauté.

Dommage, cela lui aurait évité bien des sueurs froides...car voici ce qui se produisit.

À l'entrée du port, un canot s'approcha de moi. Son pilote indiqua au Capitaine l'emplacement qui m'était attribué, le long d'un ponton situé dans une espèce de cul-de-sac où faire demi-tour est très délicat. Déjà, quelques collègues y étaient installés. J'avançais avec précaution, la Moussaillonne, agrippée à mon balcon avant(*), faisant de son mieux pour guider mon barreur.

- Je vois un...deux...trois voiliers amarrés ; après le troisième, il y a de la place. Vas-y, avance…Oh zut ! Y a un quatrième larron, un petit à moteur, collé à la proue du dernier bateau…Attention !!! Tu te rapproches trop tôt du quai, avance plus loin. Plus loin, j' te dis !!!!!

- Je n' peux pas, j'ai commencé la manœuvre d'accostage et je n'ai pas assez de vitesse pour dégager rapidement, surtout avec le courant qui nous pousse vers le quai…

Désabusé, car trop habitué à ce genre de situation, je m'adressai alors à mon infortuné voisin.

- Excusez-moi, cher ami, j'aurais aimé faire votre connaissance en d'autres circonstances, mais je crois que mes 12 tonnes sont en train de vous comprimer.

- C'est le moins que l'on puisse dire : vous m'étouffez !!!! Ma coque polyester a beau être élastique, il y a des limites à ma résistance…Sans parler de mes deux puissants moteurs hors-bord qui ont horreur d'être malmenés. Bref ! Enlevez-vous de là avant que je n'explose !!!

- Plus facile à dire qu'à faire ! Comme vous pouvez le constater à leurs gesticulations, nos équipages respectifs font tout leur possible pour que cela ne se produise pas. Et, sans vouloir être d'un optimisme exagéré, il me semble que leurs efforts sont en train de porter leurs fruits.

- Effectivement, votre étreinte intempestive tend à se relâcher…Ouf ! Ça va mieux ! Vous avez de la chance, mes moteurs ont eu plus de peur que de mal. Cela vous arrive souvent de malmener de la sorte vos semblables ?

- En fait, je dois avouer que mes arrivées dans ce port sont très souvent à haut risque. Ma reprise en main par mon Capitaine et la configuration des lieux ne sont pas étrangers à cet état de fait. Excusez-nous, et...sans rancune ?

- Allez ! Sans rancune ! Regardez-moi ça : mes patrons m'inspectent sous toutes les coutures pour savoir si je ne suis pas blessé et les vôtres sont pâles comme un linge. Je crois qu'ils ont eu leur content d'émotions pour un bon moment.

Ce n'était pas peu de le dire. La Moussaillonne, hont­euse, se voyait déjà en train de rédiger un constat d'expertise, malgré les tentatives du Capitaine pour lui inculquer quelques notions de physique : entendre un bateau en polyester pousser de sinistres "Crac !" ne signifie pas que celui-ci est automatiquement en train de se disloquer.

Ce n'est que le lendemain matin, après avoir vérifié que mon voisin était toujours à flot (des fois qu'il aurait coulé durant la nuit !) qu'elle fut rassurée. Totalement ? Pas vraiment. Pour cela, il fallut avoir largué les amarres et quitté ce "port maudit", chose qui se passa admirablement, mon skipper me faisant faire un demi-tour exemplaire, malgré des pontons trop proches les uns des autres pour mes 12 mètres.

 

 

Même la rencontre avec ce dauphin faible d'esprit qui avait élu domicile en ces lieux n'avait pas réussi à la dérider totalement. Pourtant, il était plutôt comique, le lascar ! Il batifolait avec les baigneurs, se faisait caresser le ventre à qui mieux mieux par tous les humains qu'il croisait, se douchait sous les jets d'eau des pots d'échappement des moteurs en marche. J'en sais quelque chose, il est venu jouer près de ma coque juste avant notre départ. Nous fîmes même un brin de causette. Sympa, le cétacé ! Mais franchement, pour préférer au grand large les eaux polluées et encombrées d'un port français en plein été, il ne faut pas être très frais dans sa tête. Enfin, si c'est ce qui lui plaisait !

En tout cas, moi, le grand large, je n'attendais que cela. Et je ne fus pas déçu ! De Royan à La Rochelle, mer belle, vent suffisamment puissant pour gonfler les voiles, infime contribution de Gontrand. Aussi, lorsque, en milieu de soirée, j'accostai au ponton d'accueil du port des Minimes, c'est un équipage épanoui sur un voilier heureux d'avoir ravivé toutes ses sensations que les badauds de passage purent apercevoir.

Les formalités d'arrivée accomplies, j'avais hâte de rejoindre le catway qui m'avait été dévolu pour la nuit, afin que mes compagnons puissent s'installer confortablement dans mon cockpit, un verre à la main. Mais...

- Non ! non ! et non !!! Gontrand, tu fatigues !!!! On ne refuse pas de quitter un ponton d'accueil ! Surtout à 9 heures du soir quand tout l'équipage n'aspire qu'au repos !!!! Plus de marche avant, plus de marche arrière, ce n'est pas sérieux !!!

- J'y comprends rien ! J'peux plus bouger ! gémit l'infortuné moteur.

Sans trop y croire, le Capitaine s'évertua néanmoins à enclencher l'inverseur récalcitrant. Son opiniâtreté fut payante puisque soudain, propulsé par une hélice ayant retrouvé toute sa vivacité, je m'écartai du ponton. Les amarres furent rapidement larguées et moins de 10 minutes plus tard j'étais bien calé à ma place.

- Ouf ! Tu nous as fait une mauvaise farce, Gontrand ! Ce n'est vraiment pas drôle !

- Je ne sais pas ce qui s'est passé. Tout à coup, je ne pouvais plus commander mon hélice. Et puis, c'est revenu…Bizarre comme sensation.

N'ayant pas pris part à notre conversation, l'équipage passa une nuit paisible, persuadé qu'il ne s'agissait que d'un mauvais réglage de mon inverseur. Quel ne fut pas son désappointement, le lendemain matin, lorsqu'il se rendit compte que le mal était plus grave : Gontrand s'était déboîté l'arbre d'hélice. Et au bout dudit arbre, comme son nom l'indique, il y a l'hélice, mon propulseur. La goupille mécanimbus (c'est son nom !), pièce maîtresse de l'articulation, venait de se disloquer après dix années de bons et loyaux services.

- Excuse mon coup de gueule d'hier, Gontrand ! Je ne savais pas. Ça fait mal ?

- Non, je ne sens rien, j'ai seulement l'impression d'être manchot. Ma vie est fichue si je tourne dans le vide !!! Tu crois que c'est réparable ???

- Mais bien sûr ! Regarde, ton mécanicien personnel est déjà en bleu de travail ! Il va t'arranger ça en un rien de temps ! Et tu sais, demain dimanche, son fils arrive. Il a bien l'intention de naviguer. Alors, ne t'inquiète pas !

 

 

Le problème, avec les mécanimbus, c'est qu'elles se font rares, surtout le week-end. Aussi, fallut-il attendre 2 jours pour se mettre en quête de la goupille aux dimensions appropriées à l'arbre de Gontrand. Et à la grande surprise de mes équipiers, qui étaient maintenant au nombre de trois, impossible de la trouver en magasin. Jamais à cours d'idées, le chef mécano, maintenant flanqué de deux manœuvres, effectua une réparation provisoire avec un gros boulon bien costaud.

- Voilà ! Ça ne tiendra pas des années, mais pour l'été, on est tranquilles ! assura le Capitaine, dont l'optimisme ne faiblit jamais.

Gontrand était ragaillardi d'avoir retrouvé l'usage de son membre et moi, j'étais tout émoustillé à l'idée de naviguer en famille. Les conditions semblaient parfaites : une mer clémente, un vent nerveux mais pas énervé, un équipage décontracté et heureux d'être ensemble.

La croisière d'une semaine qui nous mena de La Rochelle à La Roche-Bernard, avec escales à Yeu et Belle-Île, fut effectivement idyllique : navigations de jour et de nuit (j'en raffole, le ciel et la mer sont rayonnants), interventions de Gontrand réduites à leur stricte nécessité, car Éole, ser­viable, resta présent continuellement. 

 

Éric put apprécier toutes les joies de la voile, s'initier aussi bien aux virements de bord (*)qu'à la navigation sous spi.

Même la pêche lui sourit, puisqu'il fut l'auteur d'une prouesse à bord : capturer deux maquereaux d'un coup. Prouesse qu'il tenta, en vain, de renouveler à maintes reprises.

C'est avec nostalgie que je retrouvai ce joli port cher à mon cœur qu'est La Roche-Bernard (on n'oublie jamais son premier amour). J'y effectuai une escale prolongée. Le temps pour le Capitaine et la Moussaillonne d'honorer leurs engagements professionnels près de Bordeaux (2 jours de transports en commun pour quatre heures de travail !) et pour Éric, emballé par sa croisière, de rejoindre sa famille en Vendée où il proposa à son frère un week-end sur la Vilaine en compagnie de leurs enfants respectifs.

Voilà pourquoi, un matin, je vis une déferlante humaine s'abattre sur mon pont, dévaler ma descente et visiter mon intérieur à la vitesse de l'éclair.

- Eh ! Sors de ta somnolence, Gontrand ! Prépare-toi à ronronner, on appareille bientôt ! Regarde comme ils sont mignons ! Tu te rends compte, c'est la première fois que trois petits humains viennent naviguer avec nous. Je te présente Camille et Laurine, les filles d'Éric ; et voici Quentin et son père William, Willy pour les intimes. La famille du Capitaine est presque au complet. Seule Christine, qui n'apprécie guère les croisières, est absente. Mais elle, tu la connais déjà….Alors, sois à la hauteur ! Pas de blagues style "J'ai le bras cassé" ou "Je ne peux plus respirer". Nous allons remonter un cours d'eau, c'est toi qui mène la barque....enfin, la grosse barque que je suis.

- T'inquiète ! Je ferai taire mes vieilles douleurs. Nous allons leur offrir une croisière de rêve à tes passagers.

- Vieilles douleurs ? De quoi parles-tu donc ? Il y a à peine 15 jours, tu me déclarais avoir retrouvé la forme de tes 6 mois. Tu ne me caches rien, au moins ?

- Mais non !!! Allez, laisse-moi me concentrer avant le départ.

Je n'étais pas vraiment rassuré par ces propos, car, lors de notre arrivée, la Moussaillonne, dont l'ouïe est plus sûre que les réflexes, avait été intriguée par certaines résonances dans le compartiment moteur.

 

C'est probablement la raison pour laquelle, à peine les amarres larguées, elle décida d'inspecter consciencieusement Gontrand et ses auxiliaires, finissant par découvrir que le joint tournant de l'arbre d'hélice (encore lui !) fuyait. Cette découverte entama provisoirement sa bonne humeur, la perspective de devoir mettre à sec, le long d'un quai, pour stopper cette fâcheuse voie d'eau ne la réjouissant guère. Mais l'activité bonne enfant qui régnait à bord lui fit rapidement oublier ses angoisses.

 

C'est que cela occupe trois petits humains. Il faut vérifier qu'ils ont bien enfilé leurs gilets de sauvetage avant d'aller gambader sur le pont (alors, là, attention, surveillance permanente, afin d'éviter tout plongeon malencontreux), les empêcher de se chamailler pour savoir lequel tiendra ma barre en premier (c'est qu'ils étaient fiers, les bougres, de me piloter sous le regard attentif de Capt'ain Papy), leur trouver des occupation lorsque, la pluie se mettant de la partie, ils sont confinés dans mon carré, les installer confortablement dans les couchettes le soir venu. Eh oui ! Que vaut une balade en bateau si on ne passe pas au moins une nuit à bord ? Nous fîmes donc escale dans le petit port de Foleux.

Et c'est alors, ô surprise, que je revis ma dame de cœur. Hélas, nos proues eurent beau se tendre l'une vers l'autre, seuls nos esprits se rejoignirent : elle était là-bas, mélancolique, la quille au sec dans son chantier d'hivernage. Cette année, ses compagnons étaient allés voguer sous d'autres cieux…sans elle. Nous devisâmes toute la nuit, et au matin, je m'éloignai du quai, les hublots tout embués.

- Allez, ne sois pas triste ! Tu sais ce qu'ils disent les humains ? "Jamais deux sans trois." Sûr que tu la reverras Kumari.

 

- Merci Gontrand. T'es un copain, un vrai, toi !

 

Cette croisière fut telle que chacun à bord l'avaient envisagée : exaltante pour les plus jeunes, relaxante pour les pères, exténuante pour les plus âgés. Bref, très agréable !

Cap sur l’Angleterre (suite)

La famille repartie, je m'apprêtais à mettre le cap sur l'Angleterre quand fut diffusé un avis de grand frais. En navigateurs avisés, conscients de leurs limites, mes équipiers décidèrent de laisser passer l'orage. Ils en profitèrent pour lubrifier mon joint tournant et faire examiner l'alternateur de l'arbre de Gontrand par un spécialiste qui confirma ce qu'ils soupçonnaient : l'engin n'était pas fou, il débitait bien du 12 volts, mais il lui lui manquait un régulateur et un petit émulateur, très faciles à installer, pour pouvoir transmettre son énergie à mes batteries. 

- Finalement, mon vieux, depuis 10 ans, tu t'embarrassais d'un auxiliaire qui ne servait strictement à rien ! 

- Eh oui ! Et quand je pense que l'année dernière il a perturbé tout l'équipage avec ses crises d'étouffement ! Enfin, ce n'était pas de sa faute ! Il faisait son boulot, le pauvre ! Qu'y pouvait-il si aucun humain n'avait été fichu de l'installer correctement ! En tout cas, maintenant, il fonctionne du tonnerre. Tes batteries n'ont plus de souci à se faire.

- Parlons-en de mes batteries ! Le contrôleur de charge installé cet hiver n'indique rien de bon à leur sujet. 

- Comment cela ?

- Il prend en compte leur décharge, leur charge avec le panneau solaire, mais ne considère absolument pas ta participation. L'engin serait-il défectueux ?

 Ou mal branché…

- Remarque pertinente, effectivement. Allez, en attendant, prépare-toi, le temps s'améliore, nos compagnons ont hâte de retrouver l'océan…Et moi aussi !

Cette parenthèse fluviale ayant duré plus longtemps que prévu (tout juste 2 semaines), l'équipage, bien reposé, décida à l'unanimité de rallier Douarnenez d'une traite, avant de mettre le cap sur les côtes britanniques. Pourquoi ce port situé au fin fond d'une baie ? Tout simplement parce que mes compagnons y ont des amis. Et pour eux, l'amitié, c'est plus qu'important, c'est vital.

La Roche-Bernard – Douarnenez, 31 heures de navigation dont un tiers avec l'aide de Gontrand. Pas trop mal ! Avec un alternateur d'arbre chargeant correctement, un joint tournant ne fuyant plus...et un équipage confiant en sa bonne étoile : cette année, plus de désagrément, tout se passerait comme prévu, même si mon moteur était un peu trop bruyant aux dires de la navigatrice. Preuve de son pessimisme chronique ou d'une lucidité certaine ???? 

À vous de juger. L'appontement dans l'avant-port de Tréboul (qui jouxte Douarnenez) se fit sans difficulté. Malheureusement, une petite pancarte indiquait que la place était réservée à l'école de voile locale. Qu'à cela ne tienne, mon skipper se prépara à me déplacer de quelques mètres…et …RIEN ! J'étais scotché au ponton, tandis que Gontrand hurlait :

- Aie !! Mon arbre s'est encore  déboîté !! Je suis de nouveau manchot !!!!!

Adieu les pubs ! Bonjour les crêperies ! pensai-je aussitôt.

Et re-bonjour les mécaniciens professionnels ! Car mes compagnons étaient fermement décidés à faire soigner mon vieux camarade de moteur par un véritable technicien.  Fini l'amateurisme !

Celui auquel ils firent appel était spécialisé dans les chalutiers et autres embarcations dédiées à la pêche. Autant dire qu'il s'y connaissait !! Il ausculta attentivement le membre endommagé, réfléchit à la meilleure façon de lui redonner  sa mobilité tout en le rendant plus résistant et décida de l'envoyer dans une clinique pour arbres d'hélices située à Concarneau, où d'habiles chirurgiens fabriqueraient de grosses mâchoires en acier ajustées parfaitement à ses formes. Puis, l'ensemble serait accouplé de nouveau à Gontrand.

 

Cependant, pour sortir mon arbre d'hélice, puis le remettre en place, il fallait impérativement que j'aie la quille à l'air. Heureusement, non loin du ponton visiteurs, Tréboul est équipée d'une cale de mise à sec facile d'accès.  

 

 Dis, Marsup, chaque fois que la marée descend, tu fais des petits sauts de kangourous avec ta quille sur la cale en béton. Ça ne te fait pas mal à la semelle ? s'inquiéta Gontrand.

- Mais non !!!! Je suis plus souple que j'en ai l'air ! Et puis, que ne ferais-je pas pour toi !!

Une semaine s'écoula entre le jour de notre arrivée et celui où le mécanicien vint remettre en place le membre réparé. Assisté de la moitié de mon équipage (l'autre partie étant allée au cinéma), il emboîta, ajusta, boulonna, jura (il s'était coincé le doigt), vérifia et …découvrit, incrédule, que Gontrand s'était cassé un pied et foulé trois chevilles : un de ses silent-blocs (*) était démantibulé et les trois autres avaient perdu toute leur élasticité. Voilà pourquoi il s'évertuait vainement à aligner l'arbre ! Mon fidèle ami clopinait. Et lorsque 350 kg clopinent, ça tape et ça résonne de partout.

- Tu vois, quand je te disais que le moteur se balançait bizarrement et que son compartiment était anormalement bruyant, je n'affabulais pas ! déclara la Moussaillonne à son retour.

Pauvre vieux frère ! C'était donc cela ses vieilles douleurs ! Il était allé au bout de ses forces, ne voulant pas gâcher les navigations familiales. Et maintenant, il était cassé, vidé...

- Tu as mal ?

- Ben, un peu quand même ! Ces silent-blocs, ce sont mes pieds d'origine ; on était comme qui dirait soudés les uns aux autres. Elle a l'oreille, la petite ! C'est à La Roche-Bernard que le premier a rendu l'âme et, malgré tous leurs efforts, les trois autres avaient du mal à me maintenir en équilibre. Peu à peu, je me suis retrouvé clopin-clopant. Du coup, mon arbre, qui n'était déjà pas bien vaillant, a commencé à lâcher prise….Et voilà le résultat !!! J'ai encore gâché le voyage !

- Ce n'est pas de ta faute. Tout le monde vieillit, même les super-moteurs ! Ils n'avaient qu'à mieux prendre en considération les signaux que tu leur envoyais.

Les silent-blocs adaptés à Gontrand étant stockés en Espagne, il leur fallut 5 jours pour rallier l'atelier du mécanicien qui, dans la foulée, avait repéré que le pot d'échappement de mon ami, lui aussi, était en mauvais état.   

- Au point où nous en sommes, autant effectuer toutes les réparations nécessaires. De toute façon, cette année, notre croisière prend fin ici, soupira mon équipage, vaincu par la fatalité.

 

 

 

Ce n'est pas pour autant que ces quelques jours d'attente furent de tout repos. D'abord, pour changer les pièces défectueuses, il fallait trouver un moyen ingénieux de lever Gontrand de quelques centimètres, sans saccager mon cockpit sous lequel il est placé. La suggestion du mécanicien consistant à découper le fond de ce dernier pour y passer les câbles d'un treuil n'enthousiasmait ni moi, ni le Capitaine qui, à force d'intenses cogitations nocturnes, finit par trouver la solution : soulever le moteur à l'aide de la  drisse de  grand-voile. Pour cela, il lui suffit de percer habilement  deux petits trous dans la le fond du cockpit. C'était quand même mieux que de le dépecer !

Puis, à force de lectures répétées de son mode d'emploi, de réflexion et d'observation, le contrôleur de batterie révéla une partie de ses secrets : s'il ne transmettait pas toutes ses informations, cela était dû à un fil incorrectement branché, tout simplement. Tiens, tiens ! Je dis "une partie de ses secrets" car aujourd'hui encore, impossible d'étalonner l'engin.

 

Autre sujet de préoccupation : le mauvais temps. Un après-midi, sous l'effet d'une dépression atmosphérique particulièrement en forme, une houle puissante s'engouffra dans l'avant-port de Tréboul, faisant tanguer avec fougue les pontons-visiteurs qui y étaient  installés pour l'été. Nous étions alors une dizaine à gigoter en tous sens. Je restais serein, mais certains copains commençaient à perdre le contrôle de leur coque, heurtant de plus en plus violemment les catways, au risque de se blesser sérieusement.

Les responsables du port décidèrent alors de nous mettre tous à l'abri à Douarnenez même. Grâce à l'abnégation de Gontrand qui, en attente de ses nouveaux silent-blocs, souffrait des chevilles, je pus rejoindre sans encombre les eaux plus paisibles de Port-Rhu, situé à quelques encablures seulement de l'avant-port, sur la rivière du même nom, et protégé par une écluse surmontée d'une passerelle levante.

L'alerte dura deux jours. Le troisième au matin, l'équipage décida de retourner à Tréboul, moins bruyant et plus près de son bistrot préféré.

- Prête à larguer les amarres ? interrogea le Capitaine.

- Non, attends, P'tit Canote est le long de la coque, à bâbord, je vais l'arrimer au balcon arrière. 

- Pas la peine, il est très bien comme ça !

- D'accord, mais je lui fais faire quand même un demi-tour, qu'il n'avance pas à reculons.

- Ça n'a aucune importance ! Dépêche-toi donc !

- Bon, eh bien, je l'attache solidement.

 

Et me voilà parti. Au fur et à mesure que j'approchais de l'écluse, une inquiétante certitude s'imposa à l'esprit de mon barreur : Marsup était ventru, avec P'tit Canote collé à son flanc gauche, je ne passerais pas !

- Vite ! Libère l'annexe et attache-la à l'arrière du bateau ! Je crois que nous sommes trop larges.

Avec toute la célérité dont elle était capable, la Moussaillonne se rua sur son matelotage et s'évertua à défaire les nœuds qu'elle avait serrés avec vigueur. Cela lui demanda suffisamment de temps pour que, sous la pression de l'eau, le pauvre canot, flanqué de son fidèle moteur Castagnette et de ses deux pagaies, ne se retrouve cul par-dessus tête. 

- Imbécile ! Mais tu regardes ce que tu fais !? éructa le Capitaine. 

- Eh ! Oh ! Je faisais de mon mieux. Et flûte ! Regarde, ce n'est pas le bidon d'essence du canot qui  flotte, là, au fil de l'eau ?

- Si ! Ben, tant pis ! On verra ça plus tard !!!

J'avais honte !!!!! Nous franchîmes l'écluse, d'une largeur suffisamment confortable au demeurant (ton compas avait déserté ton œil, Camarade !), sous le regard étonné d'un groupe de badauds hilares. Je ne sais pas ce qui les amusait le plus : P'tit Canote s'adonnant aux joies de la brasse coulée, ou les gesticulations rageuses de mes deux marins d'eau douce. 

Résultat de cet exploit hors du commun : une pagaie  perdue corps et biens, un bidon d'essence sauvé de la noyade (évitant ainsi une belle pollution) par deux pêcheurs complaisants, une annexe enchantée d'avoir aperçu les fonds marins, et surtout, surtout, un Castagnette à bout de souffle tant il avait avalé d'eau salée, répétant, l'air hagard :

- Ils ont voulu me tuer ! Ils ont voulu me tuer ! Mais pourquoi ?

 

- Mais non, le rassura P'tit Canote. Ils ne sont pas méchants, ils sont juste un peu carrément nuls de temps en temps. 

Trois jours de soins intensifs, démontage, nettoyage à l'eau douce, remontage, c'est le temps qu'il fallut à un Capitaine tout contrit  pour remettre le petit moteur en ordre de marche. Tout contrit ?? Eh oui ! Car son équipage s'était rebellé :

- J'en ai marre, avec toi, c'est toujours de ma faute ! Eh bien, cette fois-ci, je ne suis pas d'accord. En tant que Capitaine, tu dois donner des ordres cohérents. C'est toi, juste avant le départ, qui m'a dit qu'il ne fallait pas déplacer P'tit Canote ! Et ensuite, au dernier moment, il faut le détacher, tu changes d'avis. C'est pas un boulot de Capitaine, ça !

- C'est vrai, tu as raison, c'est de ma faute. 

Eh bien moi qui m'attendais à un pugilat verbal !

Enfin, le grand jour arriva : celui où un Gontrand totalement rétabli, les chevilles souples, bien aligné dans l'axe de son arbre d'hélice, l'échappement refait à neuf, nous pûmes songer à reprendre la mer.

- Vu que nous n'avons plus le temps de monter vers l'Angleterre et que notre porte-monnaie s'est considérablement allégé, je propose de rentrer tranquillement à Bordeaux, avec juste un arrêt à  Royan, proposa le chef de bord.

 

- D'accord. Mais pas question de partir sans aller saluer les copains ! C'est grâce à eux et à l'accueil bienveillant du personnel portuaire que ces deux semaines d'escale forcée ne furent pas sinistres. Nous avons passé de sacrées bonnes soirées ensemble ! Et je suis certaine que Marsup était en­chanté d'accueillir de nouveau à son bord des petits curieux qui l'ont visité jusque dans les moindres recoins. 

Eh oui ! C'est vrai ! J'ai même prêté ma mascotte en peluche à l'un d'entre eux.

- Dis, Gontrand, deviendrais-je sentimental avec l'âge ????

- Tu ne le deviens pas, tu l'as toujours été ! Il suffit de te voir roucouler avec Kumari ! Remarque, moi aussi, j'aimerais bien avoir une dulcinée. Mais qui voudrait d'un gros lourdaud comme moi ??? Bon, allez, trêve de rêves fous ! Demain, c'est le départ. Je sens que ces quelques jours de navigation vont être superbes !

Pour une fois, les prédictions de mon ami ne furent pas désavouées par le sort. Le voyage fut un régal : bon vent, bonne mer, virements de bords impeccablement effectués par un équipage à l'unisson, moteur à la respiration régulière. J'avalais les milles avec délectation, fier d'être un voilier.

Et lorsque de retour à Bordeaux, le Capitaine déclara à un copain, qui l'interrogeait sur ce mois et demi de navigation, "Chères, chères vacances !", je ne pus qu'acquiescer de la bôme.

 

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